Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèque. La liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
Le principe est de, chaque semaine, vous faire découvrir un livre en vous en livrant les premières lignes.
Pour ma part, j’ai décidé de vous faire découvrir mes coups de cœurs !
Cette semaine, je vous présente Où passe l'aiguille de Véronique Mougin dont vous pouvez lire ma chronique ICI.
Elle est venue de très loin, peut-être même de Chine, par on ne sait quelle bizarrerie d’aiguillage, par un contresens pugnace – Kiss n’habille que l’homme – l’improbable soie s’est glissée dans l’une des mailles rétrécies par la guerre, bien trop tard. Elle aurait mérité une caresse après ce long voyage mais une fois arrivée chez nous, mon père l’a déballée sans façon. Il a coincé le premier mètre sur la table de coupe, sous ses deux mains bien à plat, comme avant, comme s’il allait dégainer sa craie et finir de mater cette sauvage bientôt transformée en doublure de veston. Il l’a scrutée longuement, par habitude sans doute, de haut en bas, dessus dessous, puis dans un soupir repliée d’un coup sec et ligotée dans son papier gris. On ne voit plus maintenant le tissu fluide et brillant, juste aux deux extrémités du rouleau un faisceau de nacre et de reflets comprimés. C’est dommage.
Une fois libérée, l’étoffe ondule en crans souples et froissés. Chaque pan déroulé est une vague qui s’élève, miroite puis s’écroule. Le sol finit par disparaître sous un océan de plis et de replis – ça passe le temps et c’est joli. Par chance, le placard à rouleaux de mon père n’a pas encore été entièrement vidé. Un coup de couteau sur la ficelle et le coton inonde la pièce à son tour, puis le drap de laine, la toile, la mer monte, à l’abordage ! Le carton plein de papiers d’emballage fait mon navire. Gaby grimpe sur la table, il s’empare du mètre de bois. Cet avorton ose me défier ? J’empoigne la plus longue paire de ciseaux. Le combat fratricide fait rage au milieu des flots. L’ennemi est petit mais tenace, il me porte un coup sévère – rafale de bobines en pleine trogne. Je réplique et sacrifie la boîte d’épingles qui éclate sur son front. Les pointes s’éparpillent par dizaines dans l’écume des lames du parquet.
— Épingles renversées, signe de malchance, annône mon frère.
— Arrête de répéter les conneries de papa et bats-toi, minus !
— Tu vas voir ce que tu vas prendre, grand con.
Mais l’odieux nain n’ose plus avancer à cause des épingles, voilà ce qu’il en coûte de s’attaquer pieds nus à son aîné. Il s’abrite derrière le buste mannequin, je flanque cette proue par terre d’un coup de talon. Défait, mon ennemi ancestral chouine comme le bébé qu’il est. Victoire de l’expérience, de la force et de la ruse ! Soudain, dans le couloir, une galopade : il est temps de trouver refuge sur les hauteurs.
Dans quelques secondes, j’aurai enjambé la fenêtre et, du haut de mon arbre, j’entendrai un long rugissement, à mi-chemin entre le cri de la mouette enragée et le râle sifflant du cachalot blessé. Tout le quartier l’entendra, d’ailleurs – Herman Kiss a la colère sonore. Ma mère arrivera, discrète comme toujours, pour apaiser la furie de mon père et ranger le champ de bataille navale. Elle ramassera les bobines tombées à terre, et les épingles, et les tissus, sans trop soupirer. Au pire, elle dira :
— C’était vraiment le moment…
Ce n’est le moment de rien, de toute façon, ni de se battre, ni de jouer, ni même de parler ou de bouger une oreille : les Allemands nous ont envahis avant-hier. La Hongrie, maintenant, c’est chez eux. Personne ne sait ce qu’ils vont faire de nous, nous exproprier, nous déplacer peut-être, tout le monde se perd en conjectures. Je ne suis pas comme la soie, moi, je n’ai jamais été très loin. Si nous partons vraiment, ce sera mon premier voyage. Nos affaires déjà se font la malle, l’oncle Oscar est parti hier avec la montre de mon père et les velours. Ce soir il viendra chercher la laine et le coton, la soie inattendue, il veut tout prendre et tout cacher, même le mètre et la paire de ciseaux. Il a peur des réquisitions, des pillages. Mon père résiste : d’accord pour mettre les tissus à l’abri mais il n’est pas question que sa chère machine à coudre, sa Pfaff dernier cri, ce bijou technologique né de l’alliance féconde de la mécanique et du progrès, quitte la maison sans lui.
— Il te resterait toujours tes aiguilles, suggère ma mère.
Mais les aiguilles n’ont pas de crochet rotatif, elles ne transpercent pas le cuir comme du beurre. La Pfaff 130, si. Problème de la modernité : en cas de départ précipité, elle ne tient pas dans la poche.
Alors, tentés?