Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèque. La liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
Le principe est de, chaque semaine, vous faire découvrir un livre en vous en livrant les premières lignes.
Cette semaine, je vous présente Everless de Sara Holland
Presque tous les habitants de Sempéra trouvent la forêt effrayante, à cause des vieilles histoires de fées capables de figer le temps contenu dans leur sang ou de sorcières pouvant les vider de leurs années d’un simple chuchotis. On raconte même que l’esprit de l’Alchimiste hante ces bois, et qu’il est assez puissant pour emprisonner des éternités entières dans un souffle.
Moi, ce ne sont pas les fées qui m’effraient. La forêt recèle des dangers bien réels – des voleurs en embuscade, portant poignard acéré et poudre alchimique à la ceinture, prêts à saigner du temps à quiconque ose s’aventurer loin de son village. On les nomme les saigneurs. C’est à cause d’eux que papa n’aime pas que j’aille chasser, mais nous n’avons pas le choix. En hiver, de toute façon, les sous-bois ne sont pas assez denses pour offrir une cachette aux brigands, et aucun chant d’oiseau ne couvre les bruits de leurs pas.
De plus, je connais ces bois mieux que personne. J’ai toujours adoré m’y promener, flâner sous les branches enchevêtrées qui masquent le soleil et forment un rempart contre le vent cinglant. Je pourrais y passer mes journées, ou marcher sans plus m’arrêter parmi les arbres miroitants de givre et de glace, sous les rais de soleil effilés comme des dagues. Et disparaître.
Tu parles ! Jamais je n’abandonnerai mon père, surtout s’il est…
– Ne dis pas de bêtises, m’interromps-je.
Ce mensonge gèle dans l’air glacial et retombe comme de la neige. Je le chasse d’un coup de pied.
Papa raconte que certains arbres sont vieux de mille ans, qu’ils étaient déjà là bien avant la naissance de tous les habitants peuplant le royaume aujourd’hui, avant même que la reine accède au trône, ou que l’Alchimiste et l’Envoûteuse transforment le temps en sang et en métal – si tant est qu’une telle époque ait jamais existé. Ces arbres seront encore debout quand nous aurons tous quitté ce monde. Pourtant, ce ne sont pas des prédateurs comme les loups ou les hommes. Les racines qui s’étendent sous mes pieds ne vivent pas depuis des siècles en aspirant les forces des autres plantes jusqu’à ce qu’elles se flétrissent et deviennent grises. Et l’on ne peut pas les saigner pour en extraire leur temps.
Si seulement nous ressemblions davantage aux arbres.
Le vieux mousquet de papa pèse sur mon dos, lourd et inutile. J’ai eu beau marcher des lieues, je n’ai pas croisé de gibier. Dans quelques heures, il fera nuit, et les marchands baisseront l’un après l’autre la toile de leur étal. Bientôt, je serai obligée de rentrer au bourg et de me rendre chez l’extracteur de temps. J’avais espéré que la chasse me calmerait, me donnerait du courage pour ce qui m’attend, mais j’ai encore plus peur qu’avant de partir.
Demain, nous devrons régler le loyer de notre chaumière de Crofton. Comme tous les mois, la famille Gerling renflouera ses coffres avec notre fer-de-sang, au prétexte que nous lui sommes redevables pour la protection qu’elle nous apporte. Pour les terres qu’elle nous prête. Le mois dernier, nous n’avons pas pu payer, mais nous nous en sommes tirés avec un avertissement du percepteur – parce que papa semblait trop mal en point, et moi trop jeune –, mais ce n’était pas un geste de charité de sa part. Ce mois-ci, il exigera le double, peut-être même plus. Maintenant que j’ai dix-sept ans, l’âge légal pour donner ses années à saigner, je sais que je n’ai plus le choix.
S’il a toute sa tête, papa sera très en colère.
J’essaie une dernière fois, me dis-je, alors que j’atteins un ruisseau qui serpente entre les arbres. Le cours d’eau gelé ne gazouille pas, mais, sous la surface, j’aperçois un frétillement vert, brun et doré – une truite, qui remonte quelque courant invisible. Bien vivante sous la couche de glace.
Je m’agenouille en vitesse et brise la pellicule dure d’un coup de crosse. J’attends que les ondulations de l’eau se calment et qu’un scintillement d’écailles apparaisse, assez désespérée pour implorer l’Envoûteuse en silence. Le fer-de-sang que cette truite me rapportera entamera à peine les dettes de papa, mais je ne veux pas rentrer bredouille au marché. C’est hors de question.
Je me concentre, j’adjure mon cœur de s’apaiser.
Et là, comme cela se produit souvent, tout semble ralentir. Non, ce n’est pas qu’une impression. Les branches cessent bel et bien de bruisser au vent. Même les plus discrets des crépitements de la neige en train de fondre s’arrêtent, comme si la forêt retenait sa respiration. Je baisse les yeux vers l’eau trouble, où je distingue un miroitement blafard – emprisonné lui aussi dans le souffle du temps. Avant que ce moment ait pu s’interrompre, je plonge les mains dans le ruisseau.
Le froid glacial me fait l’effet d’un coup de fouet, se répand dans mes bras et engourdit mes doigts. Le poisson se fige, frappé de stupeur, comme s’il voulait que je l’attrape.
Quand je referme les doigts sur ses écailles glissantes, le temps reprend son cours normal. Le poisson tout en muscles s’agite avec tant d’énergie que je manque de le lâcher. Avant qu’il ait pu s’échapper, je le sors de l’eau et le fourre dans ma musette d’un geste expert. Pendant quelques instants, un peu écœurée, je l’observe qui se débat dans la toile de jute.
Puis le sac redevient immobile.
J’ignore pourquoi le temps ralentit ainsi, de façon tout à fait imprévisible. J’applique les conseils de papa et n’en parle à personne – un jour, il a vu un homme être saigné de vingt ans pour la seule raison qu’il avait prétendu être capable de faire s’écouler une heure à l’envers d’un simple revers de la main. Les divinatrices, comme Calla au village, qui divertissent les gens superstitieux, sont tolérées – tant qu’elles paient leur loyer. Avant, j’allais chez elle écouter ses histoires de temps qui se déforme, reste suspendu, et parfois même provoque des failles dans le sol ou des tremblements de terre, mais un jour papa m’a interdit d’entrer dans son échoppe, de peur que j’attire l’attention sur nous. Je me rappelle encore le parfum de sa boutique – une odeur d’épices mêlées au sang versé pour la pratique de rites ancestraux. Mais papa m’a appris une chose : pour être en sécurité, il ne faut pas se faire remarquer.
Je glisse mes mains sous les bras pour les réchauffer, puis je m’accroupis de nouveau au bord de la rivière, et m’efforce de me reconcentrer. Malheureusement, aucun autre poisson ne se montre et, petit à petit, les rayons du soleil passent sous la cime des arbres.
La nervosité me noue l’estomac.
Je ne peux pas reculer plus longtemps ; je dois me rendre au marché.
Alors, tentés?