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Premières lignes

  • Premières lignes #138

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    Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèqueLa liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
    Le principe est de, chaque semaine, vous faire découvrir un livre en vous en livrant les premières lignes.

    Cette semaine, je vous présente On comptera les étoiles de Fleur Hana

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    Prologue

    — Tu l’as tuée.
    Il cligne les yeux. La musique diffusée dans les haut-parleurs est forte, peut-être ne m’a-t-il pas entendue par-dessus la chanson, alors je répète, en élevant la voix :
    — Elle est morte à cause de toi !

    Six mois plus tôt

    La rentrée a eu lieu la semaine dernière et j’ai enfin la version définitive de mon emploi du temps entre les mains. J’avance dans le couloir jusqu’à la salle de cours tout en le relisant et peste :
    — C’est encore Robert qui s’est chargé des plannings…
    — Robert ?
    Je sursaute et me retourne. Je pensais être seule devant la porte de la classe et je me parlais à moi-même, comme souvent. Sauf que d’habitude, je suis vraiment seule. Ou du moins, je crois l’être. Je ne sais pas qui est l’élève qui m’a surprise à râler, et même s’il était dans ma classe, je ne serais pas capable de l’identifier. Je ne connais encore personne, ici, mais je suis presque sûre que nous n’avons aucun cours en commun. Comme il me fixe en ayant l’air d’attendre une réponse, je finis par lui dire :
    — Oui, Robert.
    — Celui qui fait les emplois du temps s’appelle Robert ?
    — Aucune idée.
    — Mais tu viens de parler d’un certain Robert, non ?
    — Il faut bien que le responsable de ça, je réplique en agitant ma feuille, ait un nom. C’est beaucoup plus facile de s’énerver contre quelqu’un dont on connaît le prénom. Sinon, ça donnerait « c’est encore Monsieur X qui s’est chargé des plannings » et reconnais que ça a tout de suite moins de cachet.
    — C’est sûr, mais pourquoi « Robert » ?
    Pourquoi est-ce que je continue de m’exprimer, surtout ? Il me fixe sans ciller, très sérieusement. Je me retiens de grimacer et reprends en abaissant les épaules :
    — Tu t’appelles Robert, c’est ça ?
    — Oui.
    Quelles étaient les probabilités pour que la seule personne qui m’entende soit un Robert ? Qui porte encore ce prénom de nos jours, en plus ? Celui qui est face à moi n’a pas du tout une tête à s’appeler Robert. Simon, peut-être. Ou Benjamin, à la rigueur. Mais Robert, non. Je n’imagine pas du tout un Robert avec des cheveux bouclés, bruns, et jusqu’aux épaules. Ni avec des lèvres charnues comme les siennes, ça ne colle pas. Robert n’aurait pas de grands yeux marron et ce visage d’ange.
    — Peut-être qu’on devrait te rebaptiser, je lâche sans réfléchir.
    — Carrément ?
    — Oui, ce serait mieux pour toi. Robert est à l’origine de toutes les idées les plus pourries, c’est trop dur à porter.
    — Comme celle de la répartition de nos heures de cours ?
    — Oui. Ou les ouvertures faciles.
    — Je vois.
    Le petit sourire en coin qu’il affiche m’encourage à continuer.
    — Les horaires de la poste, aussi, c’est un coup de Robert, je poursuis alors qu’une petite voix dans ma tête me conseille de la boucler.
    — Les chaussettes dans les sandales, c’est lui aussi ?
    — Sûrement, je ne vois pas qui d’autre.
    Il croise les bras et lève un sourcil. Il me dépasse d’une quinzaine de centimètres, à peu près. Je n’ai jamais eu le compas dans l’œil, mais il est plus grand que moi.
    — Du coup, on pourrait t’appeler autrement, parce que c’est dur à porter, comme héritage, Robert.
    — C’est sûr…
    — Rassure-moi, dis-moi que tu te fous de moi et que tu ne t’appelles pas Robert.
    — Je m’appelle Samuel.
    J’en étais sûre ! Non, je l’ignorais, mais je l’espérais. Parce que ç’aurait été vraiment nul comme premier contact avec un élève de mon nouveau lycée si j’avais démarré en insultant son nom.
    — C’est moche ça, Samuel, très moche !
    — Tu es en train de me dire que mon prénom est moche ?
    — Non ! Mais me faire croire que tu t’appelles Robert, ça, c’est moche.
    — Avoue que c’était assez tentant.
    — Jamais. J’ai pour principe de ne jamais rien admettre.


    Alors, tentés?

  • Premières lignes #137

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    Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèqueLa liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
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    Cette semaine, je vous présente Le choix du roi de Solène Bauché

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    Été 792. Je me redressai en sursaut, mon cœur battant la chamade. Le cauchemar qui m’avait réveillé m’engourdissait encore, plus vivace que jamais. Haletant, sans prendre la peine de me couvrir, j’enjambai le corps dénudé de l’une des jeunes filles qui partageait mon lit et me dirigeai vers la fenêtre. Dehors, la lune se dessinait en filigrane derrière une fine couche nuageuse. Ses contours nets et pleins découpaient dans le paysage des ombres ruisselantes. Une pluie diluvienne s’abattait sur Ratisbonne. Je lui présentai mon visage pour y laisser éclater quelques gouttelettes échappées des trombes d’eau crachées par le ciel. Un effluve de terre détrempée me parvint furtivement.

    J’avais rêvé qu’on me volait ma couronne. Mes assaillants n’avaient rien d’identifiable. Leur figure était lisse, à peine parée d’yeux vides, sans âme, comme sculptés à même leur peau. Ce n’était pas la première fois que ces visions m’apparaissaient. C’était le prix de la royauté. L’angoisse d’être déchu, de devenir un homme parmi les hommes ou pire, de quitter ce monde en sachant son royaume entre de mauvaises mains. Que cette peur ne m’ait jamais taraudé eut été intolérable.

    Je regagnai mon lit, que je distinguais tout juste dans l’obscurité à peine balayée de timides rayons lunaires. Aucune des deux servantes qui y dormaient à poings fermés, épuisées par nos ébats tardifs, n’avait bronché quand je m’étais réveillé en sursaut. L’une d’entre elles émit un gémissement discret tandis que j’embrassais son sein charnu, puis elle replongea dans un sommeil paisible. Le lendemain, elles retourneraient à leur vie de labeur avec la seule satisfaction d’avoir procuré une nuit de plaisir à leur roi. Le grain fin et ferme de leur peau contrastait avec le relâchement naissant de la mienne. Mon corps, bien qu’encore vigoureux, commençait à montrer les signes de ses quarante-cinq ans. Je n’étais plus un jeune homme.

    Soudain, j’entendis un garde se braquer à l’entrée de ma chambre. Une voix essoufflée semblait insister pour s'entretenir avec lui.

    — Pitié, je dois lui parler, c’est une question de vie ou de mort !

    — Le roi est occupé, il ne veut être dérangé sous aucun prétexte.

    Le tumulte provoqué par leur discussion fit tressaillir mes jeunes amantes qui, prises de panique, tentèrent tant bien que mal de cacher leur nudité. Elles étaient moins chastes quelques heures auparavant.

    Je les laissai à leur affolement, plus soucieux d’aller à la rencontre de celui qui osait troubler ma prétendue quiétude. J’interpellai l’importun, que je n’étais pas sûr de reconnaître. Il portait l’habit monacal et était trempé jusqu’aux os.

    — Que se passe-t-il ici ?

    — Roi Charles, je vous prie de m’excuser, mais je ne vous dérangerais pas si ce n’était pas de la plus haute importance. Mon nom est Fardulf. Je viens vous avertir du danger qui vous guette. Je me suis rendu coupable d’avoir cédé à la fatigue dans l’église dont je suis le chapelain et il y a quelques heures de cela, un bruit de pas m’a réveillé. Sous les nefs, des conspirateurs parlaient à voix basse contre vous. Ils ont pour dessein de vous tuer et de mettre votre fils Pépin sur le trône à votre place.

    — Pépin ? grinçai-je. Il n’a pas quinze ans, il est trop jeune pour régner. Et puis, la couronne d'Italie lui est tout acquise.

    — C’est de votre autre fils qu’il s’agit, roi Charles. Celui qui est contrefait. Je l’ai vu. Il était là, avec les conspirateurs.

    Un nœud étreignit ma poitrine tandis que le clerc, intarissable, continuait de radoter.

    — Ils m’ont surpris et j’ai couru aussi vite que j’ai pu pour leur échapper. Ils ont bien failli me rattraper, mais ma loyauté envers vous…

    Je n’écoutais déjà plus. J’avais été trahi par ma chair et mon sang.

     

    Alors, tentés?

  • Premières lignes #136

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    Cette semaine, je vous présente Les larmes de Jundur de Noemie Delpra

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    Lyvia courait.
    D’une foulée souple et régulière, la respiration profonde et le regard farouche. La terre était dure sous ses pieds, et l’air qui effleurait ses joues était frais en ce début de mois de novembre. Les feuilles mortes se froissaient sous son poids, répandant autour d’elles cette odeur familière que Lyvia chérissait tant. Les conditions étaient idéales. Si ce jour avait été n’importe quel autre jour, la jeune fille se serait sentie invincible. Elle se serait abandonnée corps et âme à la course, infatigable. Elle aurait lancé son cœur dans chacune de ses foulées, plus légère qu’un oiseau, plus rapide que le vent.  
    Mais ce jour-là, son cœur et son esprit étaient ailleurs. Une scène se rejouait constamment sous ses paupières, effaçant à sa vue la beauté de la forêt. Un autre jour, Lyvia aurait remarqué combien les arbres étaient fiers, parés des délicates couleurs de l’automne. Elle aurait admiré l’exquise palette de tons chauds, du doré au brun en passant par l’ocre et l’orangé, que la nature avait choisie pour peindre le monde ce jour-là. La forêt était son refuge, depuis toujours. Plus tendres qu’une épaule amie, plus doux qu’une étreinte maternelle, les arbres avaient toujours su l’apaiser.
    Ce jour-là, pourtant, Lyvia était sourde à leurs mélodies, aveugle à leur charme. Elle n’entendait que sa rancœur, ne voyait que sa colère. Alors son pas s’alourdissait, son souffle se faisait erratique. Son cœur battait à grands coups dans sa poitrine, la suppliant d’arrêter sa course.
    Avec un cri de rage et de frustration, elle ralentit brusquement avant de donner un coup de pied dans un tas de feuilles mortes, qui s’égaillèrent mollement. Prêtant enfin attention à son environnement, elle découvrit qu’elle s’était arrêtée juste à côté de son arbre favori, un large chêne si imposant qu’il paraissait immortel. Était-ce une coïncidence, ou l’avait-il appelée, d’une certaine façon ? Jetant un regard mauvais à l’arbre, Lyvia se laissa tout de même glisser contre son tronc. Au contact de l’écorce rugueuse, la rancune de la jeune fille se mua en une triste lassitude. C’était à chaque fois la même chose. Elle avait beau se disputer avec sa mère, encore et encore, l’issue était invariablement identique. 
    Lyvia ferma les yeux et sa respiration s’apaisa, se calquant sur le souffle régulier du vent entre les branches du chêne. Elle s’ouvrit enfin à la présence amie nichée au cœur de l’écorce. Là où d’aucuns s’adosseraient indifféremment contre un arbre ou un mur, Lyvia avait toujours senti la vie pulser sous le bois, dans sa forme la plus pure et la plus rassurante. Mais elle avait appris à garder ce type de réflexion pour elle : même son meilleur ami Liam se moquait gentiment lorsqu’elle évoquait la connexion qu’elle ressentait avec la nature. Alors elle chérissait ces moments de solitude dans la forêt, où elle venait trouver l’apaisement.
    Avec un profond soupir, Lyvia ouvrit à nouveau les yeux, et accepta enfin d’affronter la scène qui l’avait incitée à fuir.

     

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  • Premières lignes #135

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    Cette semaine, je vous présente Mission nouvelle terre - T01 - Glow     
    de Amy kathleen Ryan

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    L’autre vaisseau était suspendu dans le ciel comme une pendeloque, luisant d’un éclat argenté à la lumière de la nébuleuse. Waverly et Kieran, allongés sur des meules de foin, l'observaient à tour de rôle dans la longue-vue. Ils savaient que cet astronef était la réplique parfaite du leur, pourtant dans l’immensité de l’espace, sans échelle de référence, il aurait pu être aussi minuscule qu’un scaphandre spatial ou aussi gigantesque qu’un astre.

    — Nos vaisseaux sont si laids, soupira Waverly. J’ai déjà vu des photos, mais en vrai...

    — Je sais, rétorqua Kieran en lui prenant la longue-vue des mains. On dirait qu’il a un cancer ou une maladie dans le genre.

    Le Nouvel Horizon était tout aussi biscornu que l’Empyrée, à bord duquel ils se trouvaient. De forme ovoïde, il était couvert de dômes qui accueillaient les différentes unités et rappelaient les bosses d’un topinambour, de ceux que Mme

    Stillwell donnait à Kieran et ses parents au moment de la récolte. Le vaisseau projetait une lueur bleue qui éclairait les particules de la nébuleuse et provoquait des explosions occasionnelles lorsque la chaleur des réacteurs enflammait une poche d’hydrogène.

    Naturellement, grâce à sa puissance d’accélération, il ne subissait jamais aucun dommage.

    — Tu crois qu’ils sont comme nous? demanda Waverly.

    — Bien sûr. Ils ont reçu les mêmes instructions, répondit Kieran tout en jouant avec les boucles brunes de sa compagne.

    — S’ils sont là, c’est qu’ils ont besoin de quelque chose, non ? insista-t-elle.

    — Que pourraient-ils vouloir ? la rassura-t-il. Nous n’avons rien qu’ils ne possèdent déjà.

    En son for intérieur, Kieran s’étonnait pourtant de la proximité du vaisseau.

    Selon toute logique, le Nouvel Horizon aurait dû devancer l’Empyrée de plusieurs billions de kilomètres, ayant été lancé avec une année d’avance sur celui-ci, quarante-trois ans plus tôt. Depuis qu’ils avaient quitté le système solaire, les astronefs n’avaient jamais été en présence l’un de l’autre. Pour une raison mystérieuse, le Nouvel Horizon avait ralenti, permettant ainsi à l’Empyrée de le rattraper. En réalité, étant donné la distance parcourue et la vitesse à laquelle les deux vaisseaux progressaient, il avait dû décélérer plusieurs années auparavant - un écart radical par rapport au plan de mission.

    L’excitation était à son comble sur l’Empyrée. Certains avaient fabriqué de grandes pancartes avec des messages de bienvenue en lettres démesurées et les avaient accrochées sur les baies vitrées orientées vers le Nouvel Horizon.

    D’autres, suspicieux, murmuraient que l’équipage devait avoir contracté une maladie - pourquoi le capitaine refuserait-il de les laisser monter à bord, autrement ? Peu après l’apparition du vaisseau, Jones avait fait une annonce pour rassurer les siens, leur apprendre qu’il était en cours de négociation avec l’autre capitaine et leur fournirait bientôt toutes les explications nécessaires.

    Plusieurs jours s’étaient écoulés cependant, et rien n’avait changé. Rapidement, l’excitation avait cédé le pas au malaise, puis à la peur.

    Les parents de Kieran n’avaient que le Nouvel Horizon à la bouche. La veille, le jeune homme avait avalé sa soupe de légumes sans un mot, écoutant ce qui était devenu leur sujet de conversation préféré.

    — Je ne comprends pas pourquoi le capitaine ne nous tient pas informés, avait dit sa mère, Lena, en passant des doigts rouges et nerveux dans ses cheveux blond foncé. Le Conseil Central devrait au moins nous dire ce qui se trame, ne crois-tu pas ?

    — Je suis convaincu qu’ils le feront dès que possible, avait répliqué son père.

    Nous n’avons rien à craindre.

     

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  • Premières lignes #134

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    Cette semaine, je vous présente L'échange de Rebecca Fleet

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    La clé glisse dans la serrure et tourne avec aisance. La nuit dernière, dans mon lit, tandis que je contemplais les ombres des branches caressant la fenêtre, je me suis imaginé cet instant. Et j'étais loin de penser que ce serait si simple. J'ai cru que le métal accrocherait, que la serrure résisterait. Après tout ce que j'ai fait pour en arriver là, j'ai l'impression que ce devrait être plus compliqué, pourtant c'est un vrai jeu d'enfant. Quelle déception !

    La porte s'ouvre et le parquet astiqué du vestibule m'apparaît. Juste à l'entrée, un bouquet de branches ornementales jaillit d'un vase. Dans le miroir, le reflet d'une série de photos encadrées, alignées sur le mur opposé. Je franchis le seuil, referme doucement la porte derrière moi, et me dépêche de traverser l'entrée en tournant le dos au mur. Ces images, je ne veux pas les regarder, pas encore. Bientôt...

    Une cuisine rustique, improbable dans cet appartement de ville situé au troisième étage ; une batterie de casseroles en cuivre et quelques bouquets garnis sont suspendus aux murs tilleul. Sur la table en chêne, un morceau de papier griffonné : Bienvenue ! Les notices pour les appareils ménagers sont réunies dans le dossier vert, dans le salon. Il y a du pain, lait, etc. dans le frigo – servez-vous. Si jamais vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à nous appeler. Bon séjour et faites comme chez vous ! Caroline. Je fixe son prénom pendant un long moment. L'oblique du C dénote une certaine assurance, le point sur le i a bavé. J'effleure l'éclaboussure d'encre du pouce, m'attendant à ce qu'elle déteigne sur ma peau. Mais elle a séché depuis longtemps, bien entendu.

    Je finis par me lever pour me faire un café. J'ai bien l'intention de suivre le conseil de Caroline. Je vais me mettre à l'aise. Face à la table, je sirote ma tasse tout en songeant aux pièces qu'il me reste à explorer. Aux secrets qu'elles recèlent peut-être, enfouis dans les effets personnels, prêts à être déterrés. Je me rappelle le renard que j'ai croisé ce matin en voiture, tapi au bord de la chaussée, occupé à déchiqueter la dépouille d'un animal – je revois ses griffes ensanglantées tandis qu'il arrache à sa proie ce qu'il désire... Ce sera pareil. Sale, désagréable. C'est ainsi que ça doit se passer, car telle est ma volonté. La seule manière de provoquer une réaction.

    AILLEURS

    Caroline, mai 2015

    LA PREMIÈRE RÉFLEXION qui me vient lorsqu'on s'engage dans la rue, c'est que toutes les maisons se ressemblent. Une succession de rectangles chaulés au toit légèrement pentu et aux fenêtres cubiques. Presque toutes ornées de jardinières où poussent exclusivement des pensées mauves et blanches – à croire qu'il existe un dress-code floral dans le quartier. À vue de nez, je dirais qu'il y a une trentaine de maisons clonées, alignées en rangs d'oignons.

    — Bienvenue en banlieue, maugrée Francis. J'espère que tu es contente.

    Ébloui par le soleil, il plisse les yeux tout en manœuvrant la voiture. Son ton est moqueur.

    — Ça pourrait être pire...

    J'ai marmonné de façon automatique, sans même y réfléchir. Ce genre de conversation creuse et succincte nous arrive beaucoup ces derniers temps. Un échange du tac au tac. Hostile mais pas menaçant, comme deux enfants qui se chamaillent dans la cour de récré. Francis me coule un regard en coin et fait la grimace.

    Je me tourne vers la vitre et contemple les maisons qui défilent le long de la ruelle. En les examinant de plus près, je relève quelques petites touches personnelles sur chacune des propriétés. Une porte de garage flashy, un numéro de rue sur une plaque dorée. L'une des demeures, la 14, est un peu moins bien soignée que les autres ; sa façade est sale, sa pelouse haute, envahie par les mauvaises herbes.

    — Ils sont négligents, dis-je en l'indiquant. L'Association des riverains va leur tomber dessus !

    Francis esquisse un faible sourire, sans vraiment m'écouter.

    — Numéro 21, c'est bien ça ? demande-t-il en s'engageant dans l'allée correspondante.

    J'examine la maison à la recherche de signes distinctifs, mais il n'y en a aucun. Le gazon est tondu au millimètre, et les carreaux sont habillés de rideaux d'un blanc immaculé. À l'intérieur, toutes les lumières sont éteintes ; j'aperçois le reflet de notre voiture dans la fenêtre du bas, éclairée par nos phares. Dans le véhicule, nos ombres, côte à côte. Pour une raison que j'ignore, cette vision me procure une sensation désagréable – un léger frisson qui se volatilise comme il est venu.

    — Ça m'a l'air pas trop mal, je constate en ôtant ma ceinture et en ouvrant la portière.

    Dehors, l'air frais me surprend ; le vent me donne la chair de poule. Francis sort à son tour du véhicule et agite ses jambes engourdies. Le trajet en voiture depuis Leeds nous a pris un peu plus de quatre heures – assez pour se sentir confiné et ankylosé. À l'époque, nous aurions alterné au volant, mais peu après que j'ai cessé de proposer, il a arrêté de me demander.

    — Oui, jusque-là. Et dire que quelques heures de plus et on aurait pu être à Paris, fait remarquer Francis d'un ton mélancolique. À l'heure qu'il est, on aurait pu se prendre un café au lait et un croissant en terrasse avant d'aller se balader en amoureux sur les Champs-Élysées.

    — Je sais, mais ça me paraissait trop compliqué de laisser Eddie alors que Paris est si loin. Dis-toi que cette fois, c'est un test, histoire de voir ce que ça donne. L'année prochaine peut-être.

    Toujours la même rengaine. Depuis le début, Francis s'est montré beaucoup plus emballé que moi à la perspective de cette semaine en couple. Son enthousiasme est sorti de nulle part quand j'ai suggéré un échange de maisons. Il a tout de suite pris l'idée très à cœur. Et puis, il avait l'air tellement touché par mon initiative que je n'ai pas eu la force de lui avouer la vérité : à savoir que je m'étais inscrite sur le site d'échange sur un coup de tête, des mois plus tôt, et que ça m'était ensuite complètement sorti de l'esprit. Puis j'étais tombée par hasard sur le message de notification alors que je fouillais dans mon dossier « courrier indésirable » à la recherche de l'e-mail égaré d'une amie. Quelqu'un veut échanger sa maison avec vous ! Cette petite accroche m'avait intriguée. J'avais cliqué sur le lien et découvert le message concis et poli d'une personne enregistrée sous le nom de S. Kennedy. Elle exprimait son intérêt pour notre appart du centre de Leeds en échange de sa maison de Chiswick. À condition de se mettre d'accord sur une date.

    J'avais passé en revue les photos du 21 Everdene Avenue – la déco impersonnelle et les murs pastel, la pelouse bien entretenue – mais en fait, c'est à peine si je les avais regardées. J'y voyais surtout l'occasion de changer de décor à moindre coût. Une semaine loin de tout, rien que nous deux, en partant du principe que ma mère garderait Eddie. Assez proche de Londres pour se faire des petites virées touristiques dans la journée ; assez loin du centre-ville pour avoir l'impression de prendre l'air. Des mois plus tôt, on avait envisagé un voyage en Espagne avant d'abandonner l'idée. Trop d'argent, trop d'énergie. Enfin, c'est l'excuse qu'on s'était trouvée. Peut-être que Francis était lui aussi intimidé par la perspective d'un séjour romantique en tête à tête dans une chambre d'hôtel exotique. Sans compter les dîners aux chandelles sur une terrasse qui sent le mimosa... C'était encore trop tôt pour ça.

    Francis farfouille derrière un pot sur le côté de la maison ; il déniche la clé.

    — J'espère que tu es prête ! dit-il en la brandissant. Imagine qu'on découvre des cadavres en décomposition dans la cuisine...

    Je lève les yeux au ciel – malgré tout, un frisson glacé me parcourt la colonne. C'est plus fort que moi. J'ai beau savoir qu'il plaisante, je ne peux pas m'empêcher de songer que notre démarche est étrange, de squatter ainsi la maison d'un inconnu... Je me rappelle une émission que j'avais regardée il y a plusieurs mois : une espèce de médium bidon se baladait dans une demeure soi-disant hantée en affirmant que les drames passés restaient incrustés dans ces murs. Je m'étais moquée de lui, mais cette nuit-là, j'avais rêvé que j'errais à travers des pièces silencieuses et des couloirs sombres et froids, en inhalant un air suffocant.

    Francis tourne la clé dans la serrure et pousse la porte. On se tient immobiles sur le seuil pendant quelques instants.

     

    Alors, tentés?

  • Premières lignes #133

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    Cette semaine, je vous présente Mary Barton d'Elizabeth Gaskell

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    Aux abords de Manchester se trouvent des champs bien connus des habitants sous le nom de Green Heys Fields, et traversés par un sentier public menant à un petit village distant d’un peu moins d’une lieue. Certes, ils sont plats et uniformes, certes les bois, en général un agrément majeur en rase campagne, y manquent ; mais leur charme est remarquable, même pour l’habitant d’une région accidentée, qui voit et ressent l’effet du contraste entre ce paysage ordinaire mais entièrement champêtre et la ville industrielle active et grouillante qu’il a quittée à peine une demi-heure plus tôt. Çà et là se dresse une vieille ferme noire et blanche aux dépendances éparses, témoin d’un autre temps et d’occupations autres que celles qui absorbent maintenant la population locale. Ici, on peut voir se dérouler à leur heure les travaux des champs, fenaison et labours, autant de plaisants mystères pour l’observateur citadin. Ici l’artisan assourdi par le bruit des moteurs et celui des langues peut venir écouter un moment avec délices les bruits de la vie champêtre : le meuglement du bétail, le cri de la laitière, les caquètements éperdus de la volaille dans les vieilles cours de ferme. Vous ne pouvez donc vous étonner de ce que ces champs soient des lieux de promenade courus pendant toutes les journées de congé. Et si vous voyiez – ou si je savais décrire correctement – le charme de certain échalier, vous ne vous étonneriez pas non plus qu’il soit ces jours-là une halte fréquentée. Tout à côté se trouve un étang profond et limpide dont les eaux vert sombre reflètent les arbres qui déploient leurs frondaisons au-dessus de lui pour exclure le soleil. Ses berges ne sont en pente douce qu’à un seul endroit : au voisinage de la vaste cour d’une de ces vieilles bâtisses noires et blanches à pignons que j’évoquais plus haut, dominant le champ traversé par le sentier public. Le porche de cette ferme croule sous un rosier, et dans le petit jardin qui l’entoure poussent pêle-mêle toutes sortes de simples et de fleurs anciennes, plantées il y a longtemps, à l’époque où ce jardin était la seule pharmacie à portée de main ; on les a laissées pousser et proliférer en toute liberté – roses, lavande, sauge, mélisse (pour les infusions), romarin, œillets et giroflées, oignons et jasmin, dans l’ordre le plus républicain et le plus anarchique. Cette ferme et ce jardin se trouvent à une centaine de mètres de l’échalier dont j’ai parlé, qui mène de la grande prairie à une plus petite, séparée de la première par une haie d’églantine et d’épine noire. On raconte que de l’autre côté, non loin de là, on trouve souvent des primevères et parfois la violette odorante sur l’herbe épaisse du talus.

    Je ne sais si la journée de congé avait été accordée par les patrons, ou si les ouvriers l’avaient prise en vertu du droit de nature et de la beauté du printemps ; toujours est-il qu’un après-midi (cela remonte à dix ou douze ans), il y avait foule dans ces champs. C’était le début d’une soirée de mai, l’avril des poètes4 ; en effet, de grosses averses étaient tombées toute la matinée, et aux nuages blancs, ronds et floconneux qu’un vent d’ouest chassait à travers le ciel bleu sombre se mêlait parfois un plus noir, plus menaçant. La douceur de l’air poussait à sortir les jeunes feuilles vertes qu’on voyait presque éclore à l’œil nu ; les saules, qui le matin encore reflétaient leurs formes brunes dans l’eau en contrebas, avaient pris à présent cette teinte tendre de vert grisé si délicatement assortie à l’harmonie des couleurs printanières.

    Des bandes de jeunes filles joyeuses au verbe haut, âgées peut-être de douze à vingt ans, approchaient d’un pas souple. C’étaient pour la plupart des ouvrières, vêtues comme le sont en général pour sortir les filles de leur condition, c’est-à-dire avec un châle qui, à midi ou par beau temps, remplissait simplement son office de châle ; mais vers le soir, ou si le temps était froid, il devenait une sorte de mantille ou de plaid à l’écossaise, et se portait alors sur la tête, d’où il retombait en plis souples, ou était épinglé sous le menton d’une façon qui ne manquait pas de pittoresque.

    Elles n’étaient pas particulièrement jolies ; de fait, elles l’étaient moins que la moyenne, à une ou deux exceptions près ; elles avaient des cheveux bruns bien peignés et coiffés de façon classique ; des yeux sombres, mais le teint blafard et les traits irréguliers. La seule chose qui attirait l’attention du passant, c’était la vivacité et l’intelligence de leur expression, qu’on remarque souvent dans une population ouvrière.

    Il y avait aussi nombre de garçons, de jeunes gens plutôt, qui se promenaient dans ces champs, prêts à échanger des plaisanteries avec tout le monde et surtout à engager la conversation avec les filles. Mais celles-ci se tenaient sur leur réserve, non par timidité, mais plutôt pour marquer leur indépendance, et elles accueillaient avec une indifférence feinte les plaisanteries bruyantes des garçons et leurs compliments claironnés. Çà et là venait un couple discret et posé, des amoureux qui chuchotaient ou des couples mariés, selon le cas. Ces derniers étaient presque toujours chargés d’un enfant en bas âge, généralement dans les bras du père, et parfois même de trois ou quatre tout jeunes enfants, portés ou traînés jusque-là pour que toute la famille réunie puisse profiter de la délicieuse après-midi de mai.

     

    Alors, tentés?

  • Premières lignes #132

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    Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèqueLa liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
    Le principe est de, chaque semaine, vous faire découvrir un livre en vous en livrant les premières lignes.

    Cette semaine, je vous présente L'anti-magicien T01 de Sébastien de Castell

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    LA PREMIÈRE ÉPREUVE


    Chez les Jan’Tep, il faut remplir trois conditions pour se voir attribuer un nom de mage. La première, c’est d’avoir la puissance de défendre sa famille. La deuxième, c’est d’être capable de manier la haute magie qui protège notre peuple. La troisième consiste simplement à atteindre l’âge de seize ans. À quelques semaines de mon anniversaire, je découvris que je ne remplirais aucune de ces trois conditions.

    1 - Le duel


    Les vieux maîtres de sort aiment raconter que la magie a un goût. Les sorts de braise ressemblent à une épice qui vous brûle le bout de la langue. La magie du souffle est subtile, presque rafraîchissante, un peu comme si vous teniez une feuille de menthe entre vos lèvres. Le sable, la soie, le sang, le fer… chacune de ces magies a son parfum. Un véritable adepte, autrement dit un mage capable de jeter un sort même à l’extérieur d’une oasis, les connaît tous.

    Moi ? Je n’avais pas la moindre idée du goût de la haute magie, ce qui était précisément la raison pour laquelle j’avais tant d’ennuis.

    Tennat m’attendait au centre des sept colonnes en marbre qui bordent l’oasis de notre cité. Il avait le soleil dans le dos, ce qui projetait son ombre dans ma direction. Il avait sans aucun doute choisi cette position pour obtenir précisément cet effet. Et c’était réussi, parce que j’avais la gorge aussi sèche que le sable sous mes pieds, et le seul goût dans ma bouche était celui de la panique.

    – Kelen, ne fais pas ça, me lança Nephenia en accélérant le pas pour me rejoindre. Tu peux encore déclarer forfait.

    Je m’arrêtai. Une petite brise tiède agitait les fleurs des tamarix qui bordaient la rue. Leurs minuscules pétales flottaient dans l’air et scintillaient sous le soleil de l’après-midi comme autant de particules de magie du feu. J’aurais bien eu besoin d’un peu de magie du feu, à cet instant.

    En réalité, j’aurais accepté n’importe quelle magie.

    Nephenia remarqua mon hésitation et ajouta, ce qui était totalement inutile :

    – Tennat a raconté partout en ville que si tu te présentes devant lui, il va te réduire en bouillie.

    Je souris, surtout parce que je n’avais pas d’autre moyen d’empêcher la terreur qui me dévorait le ventre de gagner mon visage. Cela avait beau être mon premier duel de mages, j’étais à peu près sûr qu’apparaître pétrifié devant son adversaire n’était pas une tactique très efficace.

    – Ça va aller, dis-je en reprenant un rythme régulier en direction de l’oasis.

    – Nephenia a raison, insista Panahsi, qui soufflait et suait d’avoir pressé la marche pour nous rattraper. (Il avait le bras droit le long du bandage serré qui lui maintenait les côtes en place.) Tu n’es pas obligé de défier Tennat pour me venger.

    Je ralentis le pas, résistant à l’envie de lever les yeux au ciel. Panahsi avait toutes les qualités pour incarner l’un des mages les plus doués de notre génération. Il aurait peut-être même pu devenir un jour la figure de proue de notre clan à la cour, ce qui aurait été dommage, parce que son corps naturellement musclé était déformé par sa passion pour les petits gâteaux aux baies jaunes, et ses traits fins rongés par les boutons, autre conséquence desdits petits gâteaux. Mon peuple connaît de nombreux sorts, mais aucun contre l’obésité ni l’acné.

    – Kelen, ne les écoute pas ! me cria Tennat comme nous approchions du cercle des colonnes en marbre blanc.

    Il se tenait dans un périmètre d’un mètre de diamètre dessiné sur le sable, les bras croisés sur sa chemise en lin noir, dont il avait découpé les manches pour que tout le monde puisse constater qu’il avait fait étinceler non pas une, mais deux de ses bandes. Les encres métalliques de ses tatouages chatoyaient et tourbillonnaient sur la peau de ses avant-bras tandis qu’il invoquait déjà la magie du souffle et du fer.

    – Je trouve ça mignon de sacrifier ta vie juste pour défendre l’honneur de ton obèse de pote, ajouta-t-il.

    Un chœur de gloussements s’éleva parmi les autres initiés, dont la plupart, très excités, se tenaient derrière Tennat. Tout le monde adore les bagarres. Sauf le perdant, bien entendu.

     

    Alors, tentés?

  • Premières lignes #131

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    Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèqueLa liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
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    Cette semaine, je vous présente Shade of magic de V.E. Schwab

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    Le manteau de Kell était absolument unique en son genre.

    Ce vêtement n’avait ni un seul côté (pour le coup, il n’y aurait pas eu de quoi fouetter un chat), ni même deux (ce qui aurait déjà semblé plus surprenant), non… son pardessus avait tout bonnement plusieurs faces – concept, il faut bien l’avouer, complètement invraisemblable.

    Le premier geste de Kell, quand il quittait un Londres pour un autre, était de retirer le manteau en question et de le retourner une, deux, voire trois fois, afin de trouver le côté qu’il cherchait. Tous n’étaient pas à la dernière mode, mais chacun avait son intérêt. Certains lui permettaient de se fondre dans le paysage, d’autres de se faire remarquer. L’un d’entre eux se trouvait même, à vrai dire, dénué de la moindre utilité – ce qui n’empêchait pas le jeune homme de beaucoup aimer le porter.

    C’est pourquoi, quand Kell eut traversé le mur du palais pour pénétrer dans l’une de ses nombreuses antichambres, il prit quelques instants pour se ressaisir – passer d’un monde à l’autre n’était jamais sans conséquences – puis ôter son manteau rouge à col montant afin de le tourner une fois de droite à gauche, histoire d’en faire une veste noire toute simple. Enfin… simple, certes, mais élégamment rehaussée de fil d’argent et décorée de deux colonnes luisantes de boutons du même métal. Même s’il choisissait d’adopter une allure moins voyante quand il était en mission (il ne souhaitait ni offenser le monarque local, ni attirer l’attention sur lui-même), il n’en sacrifiait pas pour autant toute élégance.

    Oh, princes et rois ! soupira Kell en reboutonnant le vêtement. Voilà qu’il commençait à penser comme ce satané Rhy…

    Sur la paroi, derrière le voyageur, s’effaçait déjà la trace fantomatique de sa traversée, comme une empreinte de pas dans un sol de sable balayé par les vents.

    Le visiteur ne s’était jamais donné la peine de marquer l’existence du passage de ce côté-là du mur, tout simplement parce qu’il n’empruntait jamais ce même chemin pour repartir. C’est que la distance respectable qui séparait Windsor, où se dressait le palais royal, de la ville de Londres elle-même ne lui facilitait pas la tâche… En effet, pour passer d’un monde à l’autre, la règle était simple : il fallait partir d’un endroit bien précis dans l’univers de départ pour se matérialiser au même emplacement dans celui d’arrivée.

    Ce qui pouvait parfois causer quelques complications. Par exemple, nul château de Windsor ne se dressait à une journée de cheval du Londres de son monde d’origine, le Londres rouge. Pour tout dire, le jeune homme venait de traverser le mur de pierre qui fermait la cour d’une demeure bourgeoise dans une petite ville champêtre du nom de Disan. Le bourg, du reste, ne manquait pas de charme.

    Tout le contraire du château de Windsor, qu’on pouvait indubitablement qualifier d’impressionnant, mais certainement pas de chaleureux.

    Le long de la paroi que venait de franchir Kell courait un comptoir de marbre où l’attendait, comme toujours, une cuvette remplie d’eau. Il y rinça sa main ensanglantée, ainsi que la couronne d’argent qu’il avait utilisée pour ouvrir le passage. Puis il glissa autour de son cou le cordon auquel était suspendue la pièce avant, pour finir, de la dissimuler sous le col de sa chemise, bien à l’abri des regards. Depuis le hall lui parvenaient les bruits de pas et le murmure des conversations d’un petit groupe de serviteurs et de gardes. À vrai dire, le choix de faire de cette antichambre déserte son lieu d’arrivée habituel ne devait rien au hasard. Le prince régent ne voyait pas d’un très bon œil ces visites au vieux roi malade, Kell le savait bien. Aussi semblait-il préférable d’éviter de croiser d’éventuels témoins qui ne manqueraient pas de rapporter ses allées et venues au fils du souverain.

    Un miroir entouré d’un cadre de bois doré à l’or fin pendait au-dessus de la desserte. Kell ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à son reflet. Une mèche de cheveux brun roux dissimulait l’un de ses deux yeux, mais il ne céda pas à l’envie de l’écarter de son front. Il prit bien soin en revanche d’épousseter les épaulettes de son manteau avant de franchir une porte sculptée à double battant pour aller retrouver son hôte.

    Il faisait une chaleur étouffante dans la pièce à l’air confiné. En cette belle journée d’octobre, les fenêtres demeuraient obstinément fermées… Pire, une flambée crépitait dans l’âtre.

    Le roi Georges III d’Angleterre était assis au coin du feu, sa silhouette flétrie perdue dans une large robe de chambre, un plateau de thé refroidi posé devant lui. Il n’y avait de toute évidence pas touché. Lorsque Kell entra, le souverain empoigna les accoudoirs de son fauteuil et s’écria sans se retourner :

    — Qui va là ? Un voleur ? Un fantôme ?

    — Voyons, Votre Majesté, croyez-vous vraiment qu’un spectre ferait l’effort de vous répondre ?

    À ces mots, le vieil homme malade découvrit d’un sourire une rangée de dents en décomposition.

    — Maître Kell ! Vous m’aurez fait attendre, cette fois-ci…

    Le visiteur s’avança vers le centre de la chambre.

    — Un petit mois, comme de coutume.

    — Bien plus, au contraire ! J’en mettrais ma main au feu, répliqua le roi Georges, qui plissa ses yeux au regard mort.

    — Mais non, je vous l’assure…

    — Peut-être pas pour vous, mon garçon, mais le temps ne s’écoule pas de la même façon pour les fous et les aveugles !

     

    Alors, tentés?

  • Premières lignes #130

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    Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèqueLa liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
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    Cette semaine, je vous présente Rouge toxic de Morgane Caussarieu

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    La violence de mon extase m’avait fait tomber à genoux, entraînant ma proie dans la chute. Mes dents malmenèrent la plaie en se retirant, produisant un bruit de papier qu’on déchire. D’une langue vorace, je léchai le fluide qui tachait encore mes lèvres puis contemplai avec fascination les trous béants dans la gorge du SDF. Mes pores gorgés de vie s’ouvraient, le sang murmurait dans mon cerveau, irriguant mes muscles d’une pluie d’étincelles.

    Derrière moi, des talons hauts claquèrent sur le bitume, perturbant cette douceur cotonneuse qui succédait chaque fois au meurtre. Mes sens engourdis par le plaisir protestèrent mais finirent par se focaliser sur l’intruse.

    Au rythme de la démarche assurée et au parfum, j’en déduisis que ce n’était pas l’une des prostituées qui pullulaient dans le quartier, mais une femme grande et mince, la trentaine. Chic. Une femme qui n’avait rien à faire dans cette ruelle sordide du Tenderloin.

    « Faruk ? » appela-t-elle.

    Je me relevai lentement et me retournai pour l’examiner.

    Une blonde, beauté froide.

    « Faruk », répéta-t-elle de sa voix rauque.

    Je lui adressai mon sourire le plus inquiétant, et m’approchai à pas de fauve.

    Elle ne recula pas. Son odeur et son expression ne trahissaient aucune peur. Pourtant, elle avait aperçu le cadavre. Peut-être même avait-elle assisté à la mise à mort. Désolé, chaton, je ne dois laisser aucun témoin.

    « Vous devez vous tromper, lui dis-je avec douceur, mon nom est Jamie.

    — Non, vous êtes bien Faruk. Ou vous l’étiez. Vous êtes devenu Jamie dans les années 1950, et vous n’avez pas changé de prénom depuis. »

    Elle était certaine de ce qu’elle avançait, la diablesse, je pouvais le lire en elle. Mais le nom « Faruk » ne m’évoquait qu’une image floue qui peinait à se préciser : celle d’un garçon dans le désert, coincé sous un cheval mort.

    Elle s’alluma une cigarette ; ses doigts ne tremblaient pas.

    « Vous n’êtes pas effrayée, alors que vous savez ce que je suis, constatai-je. Pourquoi ?

    — Je sais que vous êtes une créature raisonnable, Faruk. Plus que la plupart de vos congénères, en tout cas. Je suis venue vous proposer un marché.

    — La seule chose qui m’intéresse, chaton, c’est vous. Ou plutôt votre sang. »

    Je franchis les derniers pas qui nous séparaient et fis glisser ses cheveux derrière son épaule, pour dégager son cou. J’entendis son cœur accélérer ses battements.

    « Vous avez peur maintenant. Vous êtes moins sotte que vous ne le laissez supposer. C’est bien, vous avez raison d’avoir peur. »

    D’un ongle pointu, je traçai le chemin de la belle carotide qui pulsait si régulièrement sous la peau. Tout son corps se couvrit de chair de poule. Elle était un peu plus grande que moi – je ne terminerais jamais ma croissance. Si l’on m’avait laissé atteindre ne serait-ce que mes seize ans, peut-être l’aurais-je dépassée d’une tête ?

    « J’ai été chargée de venir à vous, dit-elle dans un souffle précipité. Nous avons besoin de votre aide… En échange, nous avons quelque chose susceptible de vous plaire.

    — Et qu’est-ce qui pourrait me plaire plus en cet instant que de vous goûter ? »

    J’attrapai sa gorge dans ma main et serrai. Elle se mit à suffoquer, terrorisée, cette fois.

    « Nous pouvons vous aider à le retrouver. Celui que vous avez perdu. Votre créateur. Votre Père ! »

     

    Alors, tentés?

  • Premières lignes #129

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    Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèqueLa liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
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    Cette semaine, je vous présente Qui es-tu Alaska? de John Green

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    Cent trente-six jours avant LA SEMAINE QUI A PRÉCÉDÉ mon départ de Floride, où je laissais ma famille et ma petite vie insignifiante pour aller en pension dans l'Alabama, ma mère n'a eu de cesse de m'organi-ser une fête d'adieu. Dire que je n'en attendais pas grand-chose est un euphémisme. Plus ou moins obligé, j'ai invité tous mes «

    camarades de classe », la bande de nases du cours d'art drama-tique et les blaireaux du cours d'anglais que, contraint et forcé, je côtoyais à la cafétéria lugubre de mon lycée, en sachant perti-nemment que personne ne viendrait. Ma mère s'est pourtant entêtée, étant intimement persuadée que je lui avais caché ma popularité durant toute ma scolarité. Elle a préparé presque une soupière de sauce artichaut. A décoré le salon de serpentins verts et jaunes, les couleurs de mon nouveau bahut. A disposé deux douzaines de petits pétards tout autour de la table basse.

    Et ce fameux dernier vendredi, alors que j'avais pratiquement bouclé mes valises, elle s'est assise à 16 h 56 sur le canapé du salon à côté de mon père et a attendu patiemment l'arrivée de la cavalerie des « au revoir » à Miles. Ladite, cavalerie s'est résumée en tout et pour tout à deux individus : Marie Lawson, une toute petite blonde avec des lunettes rectangulaires, et son copain un peu fort (pour être gentil), Will.

    - Salut, Miles, a dit Marie en s'asseyant.

    - Salut, ai-je répondu.

    - Tu as passé un bon été ? a demandé Will.

    - Pas mal. Et toi ?

    - Correct. On a fait Jésus Christ Super Star. J'ai donné un coup de main aux décors. Marie était à la lumière, a précisé Will.

    - Sympa, ai-je approuvé en hochant la tête d'un air entendu.

    Et c'en était quasi fini de nos sujets de conversation. J'aurais pu poser deux ou trois questions sur Jésus Christ Super Star, sauf que : 1) je ne savais pas de quoi il s'agissait; 2) je m'en fichais et 3) l'échange de banalités n'avait jamais été mon fort.

    En revanche, ma mère pouvait papoter pendant des heures et elle a donc prolongé le malaise en leur demandant comme s'étaient déroulées les répétitions, si le spectacle s'était bien passé, si ç'avait été un succès.

    - Je pense que oui, a répondu Marie. Plein de gens sont venus, je pense.

    Marie était du genre à beaucoup penser.

    - On est juste passés te dire au revoir, a finalement annoncé Will. Il faut que je raccompagne Marie avant six heures. Amuse-toi bien en pension. Miles.

    - Merci, ai-je répondu, soulagé.

    Pire que la fête où personne ne vient, il y a la fête où ne se pointent que les deux personnes les plus ennuyeuses de la terre.

    Ils sont partis et je suis resté sur le canapé avec mes parents, les yeux rivés sur l'écran noir de la télé, mourant d'envie de l'allumer, mais sachant que je ne le devais pas. J'ai senti leur regard posé sur moi, ils s'attendaient sans doute à ce que je fonde en larmes ou quelque chose du même ordre, comme si je n'avais pas pensé depuis le début que ça se passerait comme ça.

    Je n'en avais pas douté une seconde. Ils devaient me plaindre en plongeant leurs chips dans la sauce artichaut initialement prévue pour mes copains imaginaires. Mais ils étaient plus à plaindre que je ne l'étais. Je n'étais pas déçu. Mes attentes avaient été comblées.

    - C'est pour ça que tu veux partir, Miles ? a demandé ma mère.

    J'ai réfléchi quelques instants, en m'efforçant de ne pas la regarder.

    - Non, ai-je répondu.

    - Alors c'est pour quoi ? a-t-elle insisté.

    Ce n'était pas la première fois qu'elle posait la question.

    Maman n'était pas particulièrement emballée à l'idée de me laisser partir en pension et n'en faisait pas mystère.

    - C'est à cause de moi ? a demandé papa.

    Il avait fait ses études à Culver Creek, le fameux pensionnat où j'allais, comme ses deux frères et tous leurs enfants. L'idée que je marche dans ses pas n'était pas pour lui déplaire. Mes oncles m'avaient raconté qu'il s'y était taillé une sacrée réputation en conjuguant réussite dans toutes les matières et chahut monumental. La vie y semblait plus intéressante qu'en Floride.

    Mais non, ça n'avait rien à voir avec papa. Enfin, pas tout à fait.

    - Ne bougez pas, ai-je dit.

    Je suis allé dans son bureau prendre la biographie de Fran-

    çois Rabelais. J'adorais les biographies d'auteurs, même si (comme c'était le cas avec Rabelais) je n'avais jamais lu aucune de leurs œuvres. J'ai feuilleté les dernières pages à la recherche de la citation soulignée (« JE T'INTERDIS DE SOULIGNER

    MES LIVRES », m'avait-il recommandé des centaines de fois.

    Mais comment trouver ce qu'on cherche autrement ?).

    - Donc ce type, ai-je dit de la porte du salon. François Rabelais, le poète, a dit sur son lit de mort : « Je pars en quête d'un Grand Peut-Être. » Voilà ma raison. Je ne veux pas attendre d'être mort pour partir en quête d'un Grand Peut-Être.

     

    Alors, tentés?