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Premières lignes #131

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Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèqueLa liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
Le principe est de, chaque semaine, vous faire découvrir un livre en vous en livrant les premières lignes.

Cette semaine, je vous présente Shade of magic de V.E. Schwab

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Le manteau de Kell était absolument unique en son genre.

Ce vêtement n’avait ni un seul côté (pour le coup, il n’y aurait pas eu de quoi fouetter un chat), ni même deux (ce qui aurait déjà semblé plus surprenant), non… son pardessus avait tout bonnement plusieurs faces – concept, il faut bien l’avouer, complètement invraisemblable.

Le premier geste de Kell, quand il quittait un Londres pour un autre, était de retirer le manteau en question et de le retourner une, deux, voire trois fois, afin de trouver le côté qu’il cherchait. Tous n’étaient pas à la dernière mode, mais chacun avait son intérêt. Certains lui permettaient de se fondre dans le paysage, d’autres de se faire remarquer. L’un d’entre eux se trouvait même, à vrai dire, dénué de la moindre utilité – ce qui n’empêchait pas le jeune homme de beaucoup aimer le porter.

C’est pourquoi, quand Kell eut traversé le mur du palais pour pénétrer dans l’une de ses nombreuses antichambres, il prit quelques instants pour se ressaisir – passer d’un monde à l’autre n’était jamais sans conséquences – puis ôter son manteau rouge à col montant afin de le tourner une fois de droite à gauche, histoire d’en faire une veste noire toute simple. Enfin… simple, certes, mais élégamment rehaussée de fil d’argent et décorée de deux colonnes luisantes de boutons du même métal. Même s’il choisissait d’adopter une allure moins voyante quand il était en mission (il ne souhaitait ni offenser le monarque local, ni attirer l’attention sur lui-même), il n’en sacrifiait pas pour autant toute élégance.

Oh, princes et rois ! soupira Kell en reboutonnant le vêtement. Voilà qu’il commençait à penser comme ce satané Rhy…

Sur la paroi, derrière le voyageur, s’effaçait déjà la trace fantomatique de sa traversée, comme une empreinte de pas dans un sol de sable balayé par les vents.

Le visiteur ne s’était jamais donné la peine de marquer l’existence du passage de ce côté-là du mur, tout simplement parce qu’il n’empruntait jamais ce même chemin pour repartir. C’est que la distance respectable qui séparait Windsor, où se dressait le palais royal, de la ville de Londres elle-même ne lui facilitait pas la tâche… En effet, pour passer d’un monde à l’autre, la règle était simple : il fallait partir d’un endroit bien précis dans l’univers de départ pour se matérialiser au même emplacement dans celui d’arrivée.

Ce qui pouvait parfois causer quelques complications. Par exemple, nul château de Windsor ne se dressait à une journée de cheval du Londres de son monde d’origine, le Londres rouge. Pour tout dire, le jeune homme venait de traverser le mur de pierre qui fermait la cour d’une demeure bourgeoise dans une petite ville champêtre du nom de Disan. Le bourg, du reste, ne manquait pas de charme.

Tout le contraire du château de Windsor, qu’on pouvait indubitablement qualifier d’impressionnant, mais certainement pas de chaleureux.

Le long de la paroi que venait de franchir Kell courait un comptoir de marbre où l’attendait, comme toujours, une cuvette remplie d’eau. Il y rinça sa main ensanglantée, ainsi que la couronne d’argent qu’il avait utilisée pour ouvrir le passage. Puis il glissa autour de son cou le cordon auquel était suspendue la pièce avant, pour finir, de la dissimuler sous le col de sa chemise, bien à l’abri des regards. Depuis le hall lui parvenaient les bruits de pas et le murmure des conversations d’un petit groupe de serviteurs et de gardes. À vrai dire, le choix de faire de cette antichambre déserte son lieu d’arrivée habituel ne devait rien au hasard. Le prince régent ne voyait pas d’un très bon œil ces visites au vieux roi malade, Kell le savait bien. Aussi semblait-il préférable d’éviter de croiser d’éventuels témoins qui ne manqueraient pas de rapporter ses allées et venues au fils du souverain.

Un miroir entouré d’un cadre de bois doré à l’or fin pendait au-dessus de la desserte. Kell ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à son reflet. Une mèche de cheveux brun roux dissimulait l’un de ses deux yeux, mais il ne céda pas à l’envie de l’écarter de son front. Il prit bien soin en revanche d’épousseter les épaulettes de son manteau avant de franchir une porte sculptée à double battant pour aller retrouver son hôte.

Il faisait une chaleur étouffante dans la pièce à l’air confiné. En cette belle journée d’octobre, les fenêtres demeuraient obstinément fermées… Pire, une flambée crépitait dans l’âtre.

Le roi Georges III d’Angleterre était assis au coin du feu, sa silhouette flétrie perdue dans une large robe de chambre, un plateau de thé refroidi posé devant lui. Il n’y avait de toute évidence pas touché. Lorsque Kell entra, le souverain empoigna les accoudoirs de son fauteuil et s’écria sans se retourner :

— Qui va là ? Un voleur ? Un fantôme ?

— Voyons, Votre Majesté, croyez-vous vraiment qu’un spectre ferait l’effort de vous répondre ?

À ces mots, le vieil homme malade découvrit d’un sourire une rangée de dents en décomposition.

— Maître Kell ! Vous m’aurez fait attendre, cette fois-ci…

Le visiteur s’avança vers le centre de la chambre.

— Un petit mois, comme de coutume.

— Bien plus, au contraire ! J’en mettrais ma main au feu, répliqua le roi Georges, qui plissa ses yeux au regard mort.

— Mais non, je vous l’assure…

— Peut-être pas pour vous, mon garçon, mais le temps ne s’écoule pas de la même façon pour les fous et les aveugles !

 

Alors, tentés?

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