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Premières lignes #134

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Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèqueLa liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
Le principe est de, chaque semaine, vous faire découvrir un livre en vous en livrant les premières lignes.

Cette semaine, je vous présente L'échange de Rebecca Fleet

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La clé glisse dans la serrure et tourne avec aisance. La nuit dernière, dans mon lit, tandis que je contemplais les ombres des branches caressant la fenêtre, je me suis imaginé cet instant. Et j'étais loin de penser que ce serait si simple. J'ai cru que le métal accrocherait, que la serrure résisterait. Après tout ce que j'ai fait pour en arriver là, j'ai l'impression que ce devrait être plus compliqué, pourtant c'est un vrai jeu d'enfant. Quelle déception !

La porte s'ouvre et le parquet astiqué du vestibule m'apparaît. Juste à l'entrée, un bouquet de branches ornementales jaillit d'un vase. Dans le miroir, le reflet d'une série de photos encadrées, alignées sur le mur opposé. Je franchis le seuil, referme doucement la porte derrière moi, et me dépêche de traverser l'entrée en tournant le dos au mur. Ces images, je ne veux pas les regarder, pas encore. Bientôt...

Une cuisine rustique, improbable dans cet appartement de ville situé au troisième étage ; une batterie de casseroles en cuivre et quelques bouquets garnis sont suspendus aux murs tilleul. Sur la table en chêne, un morceau de papier griffonné : Bienvenue ! Les notices pour les appareils ménagers sont réunies dans le dossier vert, dans le salon. Il y a du pain, lait, etc. dans le frigo – servez-vous. Si jamais vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à nous appeler. Bon séjour et faites comme chez vous ! Caroline. Je fixe son prénom pendant un long moment. L'oblique du C dénote une certaine assurance, le point sur le i a bavé. J'effleure l'éclaboussure d'encre du pouce, m'attendant à ce qu'elle déteigne sur ma peau. Mais elle a séché depuis longtemps, bien entendu.

Je finis par me lever pour me faire un café. J'ai bien l'intention de suivre le conseil de Caroline. Je vais me mettre à l'aise. Face à la table, je sirote ma tasse tout en songeant aux pièces qu'il me reste à explorer. Aux secrets qu'elles recèlent peut-être, enfouis dans les effets personnels, prêts à être déterrés. Je me rappelle le renard que j'ai croisé ce matin en voiture, tapi au bord de la chaussée, occupé à déchiqueter la dépouille d'un animal – je revois ses griffes ensanglantées tandis qu'il arrache à sa proie ce qu'il désire... Ce sera pareil. Sale, désagréable. C'est ainsi que ça doit se passer, car telle est ma volonté. La seule manière de provoquer une réaction.

AILLEURS

Caroline, mai 2015

LA PREMIÈRE RÉFLEXION qui me vient lorsqu'on s'engage dans la rue, c'est que toutes les maisons se ressemblent. Une succession de rectangles chaulés au toit légèrement pentu et aux fenêtres cubiques. Presque toutes ornées de jardinières où poussent exclusivement des pensées mauves et blanches – à croire qu'il existe un dress-code floral dans le quartier. À vue de nez, je dirais qu'il y a une trentaine de maisons clonées, alignées en rangs d'oignons.

— Bienvenue en banlieue, maugrée Francis. J'espère que tu es contente.

Ébloui par le soleil, il plisse les yeux tout en manœuvrant la voiture. Son ton est moqueur.

— Ça pourrait être pire...

J'ai marmonné de façon automatique, sans même y réfléchir. Ce genre de conversation creuse et succincte nous arrive beaucoup ces derniers temps. Un échange du tac au tac. Hostile mais pas menaçant, comme deux enfants qui se chamaillent dans la cour de récré. Francis me coule un regard en coin et fait la grimace.

Je me tourne vers la vitre et contemple les maisons qui défilent le long de la ruelle. En les examinant de plus près, je relève quelques petites touches personnelles sur chacune des propriétés. Une porte de garage flashy, un numéro de rue sur une plaque dorée. L'une des demeures, la 14, est un peu moins bien soignée que les autres ; sa façade est sale, sa pelouse haute, envahie par les mauvaises herbes.

— Ils sont négligents, dis-je en l'indiquant. L'Association des riverains va leur tomber dessus !

Francis esquisse un faible sourire, sans vraiment m'écouter.

— Numéro 21, c'est bien ça ? demande-t-il en s'engageant dans l'allée correspondante.

J'examine la maison à la recherche de signes distinctifs, mais il n'y en a aucun. Le gazon est tondu au millimètre, et les carreaux sont habillés de rideaux d'un blanc immaculé. À l'intérieur, toutes les lumières sont éteintes ; j'aperçois le reflet de notre voiture dans la fenêtre du bas, éclairée par nos phares. Dans le véhicule, nos ombres, côte à côte. Pour une raison que j'ignore, cette vision me procure une sensation désagréable – un léger frisson qui se volatilise comme il est venu.

— Ça m'a l'air pas trop mal, je constate en ôtant ma ceinture et en ouvrant la portière.

Dehors, l'air frais me surprend ; le vent me donne la chair de poule. Francis sort à son tour du véhicule et agite ses jambes engourdies. Le trajet en voiture depuis Leeds nous a pris un peu plus de quatre heures – assez pour se sentir confiné et ankylosé. À l'époque, nous aurions alterné au volant, mais peu après que j'ai cessé de proposer, il a arrêté de me demander.

— Oui, jusque-là. Et dire que quelques heures de plus et on aurait pu être à Paris, fait remarquer Francis d'un ton mélancolique. À l'heure qu'il est, on aurait pu se prendre un café au lait et un croissant en terrasse avant d'aller se balader en amoureux sur les Champs-Élysées.

— Je sais, mais ça me paraissait trop compliqué de laisser Eddie alors que Paris est si loin. Dis-toi que cette fois, c'est un test, histoire de voir ce que ça donne. L'année prochaine peut-être.

Toujours la même rengaine. Depuis le début, Francis s'est montré beaucoup plus emballé que moi à la perspective de cette semaine en couple. Son enthousiasme est sorti de nulle part quand j'ai suggéré un échange de maisons. Il a tout de suite pris l'idée très à cœur. Et puis, il avait l'air tellement touché par mon initiative que je n'ai pas eu la force de lui avouer la vérité : à savoir que je m'étais inscrite sur le site d'échange sur un coup de tête, des mois plus tôt, et que ça m'était ensuite complètement sorti de l'esprit. Puis j'étais tombée par hasard sur le message de notification alors que je fouillais dans mon dossier « courrier indésirable » à la recherche de l'e-mail égaré d'une amie. Quelqu'un veut échanger sa maison avec vous ! Cette petite accroche m'avait intriguée. J'avais cliqué sur le lien et découvert le message concis et poli d'une personne enregistrée sous le nom de S. Kennedy. Elle exprimait son intérêt pour notre appart du centre de Leeds en échange de sa maison de Chiswick. À condition de se mettre d'accord sur une date.

J'avais passé en revue les photos du 21 Everdene Avenue – la déco impersonnelle et les murs pastel, la pelouse bien entretenue – mais en fait, c'est à peine si je les avais regardées. J'y voyais surtout l'occasion de changer de décor à moindre coût. Une semaine loin de tout, rien que nous deux, en partant du principe que ma mère garderait Eddie. Assez proche de Londres pour se faire des petites virées touristiques dans la journée ; assez loin du centre-ville pour avoir l'impression de prendre l'air. Des mois plus tôt, on avait envisagé un voyage en Espagne avant d'abandonner l'idée. Trop d'argent, trop d'énergie. Enfin, c'est l'excuse qu'on s'était trouvée. Peut-être que Francis était lui aussi intimidé par la perspective d'un séjour romantique en tête à tête dans une chambre d'hôtel exotique. Sans compter les dîners aux chandelles sur une terrasse qui sent le mimosa... C'était encore trop tôt pour ça.

Francis farfouille derrière un pot sur le côté de la maison ; il déniche la clé.

— J'espère que tu es prête ! dit-il en la brandissant. Imagine qu'on découvre des cadavres en décomposition dans la cuisine...

Je lève les yeux au ciel – malgré tout, un frisson glacé me parcourt la colonne. C'est plus fort que moi. J'ai beau savoir qu'il plaisante, je ne peux pas m'empêcher de songer que notre démarche est étrange, de squatter ainsi la maison d'un inconnu... Je me rappelle une émission que j'avais regardée il y a plusieurs mois : une espèce de médium bidon se baladait dans une demeure soi-disant hantée en affirmant que les drames passés restaient incrustés dans ces murs. Je m'étais moquée de lui, mais cette nuit-là, j'avais rêvé que j'errais à travers des pièces silencieuses et des couloirs sombres et froids, en inhalant un air suffocant.

Francis tourne la clé dans la serrure et pousse la porte. On se tient immobiles sur le seuil pendant quelques instants.

 

Alors, tentés?

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