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Premières lignes #133

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Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèqueLa liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
Le principe est de, chaque semaine, vous faire découvrir un livre en vous en livrant les premières lignes.

Cette semaine, je vous présente Mary Barton d'Elizabeth Gaskell

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Aux abords de Manchester se trouvent des champs bien connus des habitants sous le nom de Green Heys Fields, et traversés par un sentier public menant à un petit village distant d’un peu moins d’une lieue. Certes, ils sont plats et uniformes, certes les bois, en général un agrément majeur en rase campagne, y manquent ; mais leur charme est remarquable, même pour l’habitant d’une région accidentée, qui voit et ressent l’effet du contraste entre ce paysage ordinaire mais entièrement champêtre et la ville industrielle active et grouillante qu’il a quittée à peine une demi-heure plus tôt. Çà et là se dresse une vieille ferme noire et blanche aux dépendances éparses, témoin d’un autre temps et d’occupations autres que celles qui absorbent maintenant la population locale. Ici, on peut voir se dérouler à leur heure les travaux des champs, fenaison et labours, autant de plaisants mystères pour l’observateur citadin. Ici l’artisan assourdi par le bruit des moteurs et celui des langues peut venir écouter un moment avec délices les bruits de la vie champêtre : le meuglement du bétail, le cri de la laitière, les caquètements éperdus de la volaille dans les vieilles cours de ferme. Vous ne pouvez donc vous étonner de ce que ces champs soient des lieux de promenade courus pendant toutes les journées de congé. Et si vous voyiez – ou si je savais décrire correctement – le charme de certain échalier, vous ne vous étonneriez pas non plus qu’il soit ces jours-là une halte fréquentée. Tout à côté se trouve un étang profond et limpide dont les eaux vert sombre reflètent les arbres qui déploient leurs frondaisons au-dessus de lui pour exclure le soleil. Ses berges ne sont en pente douce qu’à un seul endroit : au voisinage de la vaste cour d’une de ces vieilles bâtisses noires et blanches à pignons que j’évoquais plus haut, dominant le champ traversé par le sentier public. Le porche de cette ferme croule sous un rosier, et dans le petit jardin qui l’entoure poussent pêle-mêle toutes sortes de simples et de fleurs anciennes, plantées il y a longtemps, à l’époque où ce jardin était la seule pharmacie à portée de main ; on les a laissées pousser et proliférer en toute liberté – roses, lavande, sauge, mélisse (pour les infusions), romarin, œillets et giroflées, oignons et jasmin, dans l’ordre le plus républicain et le plus anarchique. Cette ferme et ce jardin se trouvent à une centaine de mètres de l’échalier dont j’ai parlé, qui mène de la grande prairie à une plus petite, séparée de la première par une haie d’églantine et d’épine noire. On raconte que de l’autre côté, non loin de là, on trouve souvent des primevères et parfois la violette odorante sur l’herbe épaisse du talus.

Je ne sais si la journée de congé avait été accordée par les patrons, ou si les ouvriers l’avaient prise en vertu du droit de nature et de la beauté du printemps ; toujours est-il qu’un après-midi (cela remonte à dix ou douze ans), il y avait foule dans ces champs. C’était le début d’une soirée de mai, l’avril des poètes4 ; en effet, de grosses averses étaient tombées toute la matinée, et aux nuages blancs, ronds et floconneux qu’un vent d’ouest chassait à travers le ciel bleu sombre se mêlait parfois un plus noir, plus menaçant. La douceur de l’air poussait à sortir les jeunes feuilles vertes qu’on voyait presque éclore à l’œil nu ; les saules, qui le matin encore reflétaient leurs formes brunes dans l’eau en contrebas, avaient pris à présent cette teinte tendre de vert grisé si délicatement assortie à l’harmonie des couleurs printanières.

Des bandes de jeunes filles joyeuses au verbe haut, âgées peut-être de douze à vingt ans, approchaient d’un pas souple. C’étaient pour la plupart des ouvrières, vêtues comme le sont en général pour sortir les filles de leur condition, c’est-à-dire avec un châle qui, à midi ou par beau temps, remplissait simplement son office de châle ; mais vers le soir, ou si le temps était froid, il devenait une sorte de mantille ou de plaid à l’écossaise, et se portait alors sur la tête, d’où il retombait en plis souples, ou était épinglé sous le menton d’une façon qui ne manquait pas de pittoresque.

Elles n’étaient pas particulièrement jolies ; de fait, elles l’étaient moins que la moyenne, à une ou deux exceptions près ; elles avaient des cheveux bruns bien peignés et coiffés de façon classique ; des yeux sombres, mais le teint blafard et les traits irréguliers. La seule chose qui attirait l’attention du passant, c’était la vivacité et l’intelligence de leur expression, qu’on remarque souvent dans une population ouvrière.

Il y avait aussi nombre de garçons, de jeunes gens plutôt, qui se promenaient dans ces champs, prêts à échanger des plaisanteries avec tout le monde et surtout à engager la conversation avec les filles. Mais celles-ci se tenaient sur leur réserve, non par timidité, mais plutôt pour marquer leur indépendance, et elles accueillaient avec une indifférence feinte les plaisanteries bruyantes des garçons et leurs compliments claironnés. Çà et là venait un couple discret et posé, des amoureux qui chuchotaient ou des couples mariés, selon le cas. Ces derniers étaient presque toujours chargés d’un enfant en bas âge, généralement dans les bras du père, et parfois même de trois ou quatre tout jeunes enfants, portés ou traînés jusque-là pour que toute la famille réunie puisse profiter de la délicieuse après-midi de mai.

 

Alors, tentés?

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