Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèque. La liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
Le principe est de, chaque semaine, vous faire découvrir un livre en vous en livrant les premières lignes.
Cette semaine, je vous présente Pour le pire de E.G. Scott
Avec un sourire de vainqueur, il monte dans sa BMW rouge sang ; elle démarre en ronronnant, et le bruit des gravillons qui crissent sous ses roues me rappelle la première fois qu’on m’a conduite ici. Les circonstances n’étaient pas du tout les mêmes ; il n’était pas prévu que je m’en aille.
Cette nuit-là, privée de ma vue par l’obscurité, je comptais sur mes autres sens pour m’indiquer où il m’emmenait. La brise qui soufflait dans les arbres pouvait provenir de l’océan ténébreux et mêlait l’odeur des pins au goût du sel. Mon cœur avait manqué un battement quand j’avais senti la voiture ralentir et entendu les pneus écraser les cailloux ; quand nous nous étions arrêtés, j’ignorais à quel point ma vie allait changer.
Le son familier du klaxon me ramène devant la maison. Je fais au revoir de la main, et les trois carats jaune vif étincellent à mon doigt sous le soleil de l’après-midi ; la voiture accélère en soulevant une vague de petits cailloux lisses. Il tourne la tête et me fait un clin d’œil ; son beau profil du côté conducteur s’amenuise avec la distance et finit par disparaître. J’ai l’impression que je le reverrai.
Je franchis le seuil et souris en refermant la porte sur le monde extérieur. Que d’événements pour m’amener à cette étape de mon existence ! C’est ici que je vis désormais.
Je m’immerge dans la splendeur. Ce qui m’entoure aujourd’hui contraste de façon spectaculaire avec le décor qui se dressait autour de la dalle glacée sur laquelle je gisais cette nuit-là, à peine vivante. La cheminée traversante en pierre monte vertigineusement jusqu’au plafond de cathédrale et au-delà ; les nombreuses fenêtres créent un ravissant effet de prisme sur les planchers. Pendant quelques minutes, je demeure immobile à l’entrée du hall, perdue dans ma contemplation. Le premier étage, entièrement visible du rez-de-chaussée, évoque le chœur d’une église et le vestibule une chaire.
Je traverse les pièces les unes après les autres en notant lentement tous leurs détails. Je revois la dernière fois où je me suis trouvée ici, dans le noir, souffrant le martyre, sans savoir si j’allais m’en tirer. Chaque centimètre que je parcours prend aujourd’hui une nouvelle signification ; je caresse de la main des bois, des pierres et des granites soigneusement sélectionnés et j’ôte mes chaussures pour sentir les textures merveilleusement diverses sous mes pieds.
Je passe devant la porte du sous-sol, et je sais qu’il faudra peut-être longtemps avant que je puisse emprunter ces marches sans songer à la première fois où je les ai gravies dans l’obscurité. Mais je suis heureuse d’être de retour, et selon mes conditions. J’ai décidé de laisser les pièces du bas dans le noir et fermées à clé ; c’est désormais l’heure d’entamer une nouvelle vie.
Une odeur de nettoyant industriel imprègne l’air ; toute trace de ce qui s’est passé a été effacée. Peu importe ; c’est le témoignage du combat difficile que j’ai dû mener. La maison est silencieuse, paisible. J’éprouve une émotion nouvelle et durement gagnée, un bonheur calme, quelque part entre mon cœur et ma gorge.
Paul est partout, dans les planchers en cerisier, dans les poutres en pin du plafond, dans la vaste baie vitrée qui prend tout l’arrière du bâtiment et qui ouvre sur un décor de forêt dense dominé par le ciel. La maison n’a pas été construite pour moi, et c’est douloureux, mais elle a été bâtie avec amour – et en désespoir de cause.
Je ferme les yeux et je revois ma première nuit ici. Le bruit du moteur de sa voiture au ralenti, l’obscurité, mon rejet puis mon retour en grâce, nouvelle occasion d’accéder à ce que j’ai toujours désiré.
Les voies les plus sombres finissent par nous conduire à la lumière.
Alors, tentés?