Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèque. La liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
Le principe est de, chaque semaine, vous faire découvrir un livre en vous en livrant les premières lignes.
Cette semaine, je vous présente Pretty Dead Girls de Monica Murphy
– Tu me rappelles pourquoi je suis là ?
Incroyable ! Je me débrouille enfin pour me retrouver en tête à tête avec Gretchen et, au bout de quelques secondes à peine, voilà qu’elle commence déjà à me prendre de haut.
Elle m’arrache des mains le joint que je viens d’allumer, le porte nonchalamment à ses lèvres et en tire une longue bouffée. Puis elle retient la fumée dans ses poumons quelques instants, son regard d’un vert étincelant plissé dans une expression presque douloureuse…
Avant de tout me recracher à la figure.
Je vous jure, quelle peau de vache elle fait, parfois ! Pourtant, j’envie son audace. Elle n’a peur de rien. Elle est mal élevée, méchante comme la gale mais, surtout, elle se fiche royalement de ce que pensent les autres.
Je finis par m’apercevoir qu’elle attend toujours ma réponse, et je me racle la gorge.
— Écoute, je sais que ça peut paraître étrange, vu qu’on ne se parle presque jamais. Mais ça fait un bail qu’on est dans le même lycée, et je… j’avais juste envie qu’on… qu’on apprenne à mieux se connaître.
Tss… Je bute sur les mots, ça m’énerve ! Des heures et des heures à préparer ce moment, à répéter mon petit discours, à réciter ces paroles à mon reflet dans le miroir. Jusque tard le soir, dans mon lit, le regard rivé sur le tournoiement hypnotique du ventilateur au plafond.
Et maintenant que l’instant tant attendu arrive enfin, voilà que je bégaie, que je me débrouille quand même pour tout gâcher. Je me donnerais des claques, tiens ! Et tout ça, juste parce qu’elle se retrouve en face de moi pour de vrai… Elle, c’est Gretchen Nelson, une des filles les plus belles et les plus en vue du lycée. Elle a tout pour elle.
Et moi, rien.
Je ne demande pas grand-chose… Juste un petit avant-goût des privilèges dont elle jouit. Un minuscule fragment de ce qu’elle est. Je voudrais pouvoir toucher du doigt la vie dorée qu’elle mène, et que je pourrais avoir, moi aussi. Oui, pourquoi pas ?
— Et donc… quoi ? Tu m’as juste attirée ici pour me parler ? grince-t-elle, cinglante. Tu veux quoi ? Qu’on sorte ensemble ?
— Non, rien de tout ça !
— Alors qu’est-ce que tu entends par « apprendre à mieux se connaître » ? Qu’est-ce que tu veux de moi ?
Elle tire une nouvelle bouffée sur le pétard, brève et rapide cette fois, se met à tousser et manque de s’étouffer. L’espace d’un instant, le masque de la sublime lycéenne, belle à mourir et parfaite en tout point, se craquelle pour me laisser entrevoir un furtif aperçu de la véritable Gretchen : juste une gamine au tempérament agressif qui aime s’en rouler un de temps en temps et piétiner son entourage à la première occasion. Enfin, pas que ce soit une grande découverte pour moi…
— Attends… Ne me dis pas que c’est ça que tu appelles un rancard ? conclut-elle, méprisante.
— Quoi ? Tu rigoles ! m’exclamé-je aussitôt, beaucoup trop sur la défensive, avant de m’interrompre le temps de reprendre contenance. Ce n’était pas du tout ce que j’avais en tête. C’est juste que ça fait longtemps que j’ai envie de… de faire partie de tes amis.
Confortablement adossée au siège passager de ma voiture, ses lèvres ourlées de dédain et ses délicats sourcils haussés bien haut, elle me gratifie d’un coup d’œil narquois. Les vitres du véhicule sont baissées. Gretchen ne s’est pas changée après son entraînement de volley : avec pour seuls vêtements son short et son T-shirt, elle ne doit pas avoir très chaud. Dans la région, une fois le soleil couché, la température chute à la vitesse de l’éclair.
Mon regard soudain hypnotisé se pose sur ses jambes musclées. Ses cuisses fuselées, mais robustes, sont plus massives que celles des autres cheerleaders, ce qui faisait d’elle une excellente base pour les portés, il y a quelques années. Personne ne parvenait à propulser les voltigeuses aussi haut qu’elle. Je me rappelle l’avoir observée pendant des heures, elle et toutes les autres filles de sa bande…
Enfin, de toute façon, Gretchen a raccroché les gants. Elle a quitté l’équipe à la fin de la seconde pour se consacrer à fond au volley. C’est une excellente joueuse. Solide, elle n’a pas froid aux yeux. Sur le terrain, elle est impitoyable. Mais sans jamais rien perdre de son assurance, de son intelligence tactique, ni de sa beauté.
— Tu veux vraiment faire partie de mes amis ? Toi ?
Dans sa bouche, ça sonne comme une prouesse inaccessible. Je hoche malgré tout la tête.
— Mais… on n’a rien en commun ! déclare-t-elle.
— En fait si, plein de choses.
— O.K., je t’écoute. Cite-moi dix exemples.
Elle coince le pétard entre ses lèvres et hoche lentement la tête. Pendu à sa bouche, il lui donne un air intraitable, rebelle, et l’admiration que j’éprouve pour elle revient en force. Au lycée, cette fille, c’est la perfection incarnée. Pourtant, là, renversée sur le dossier de son siège, avec sa crinière cuivrée, sauvagement indisciplinée, qui retombe en vagues autour de son visage, et des traces d’eye-liner sur ses joues rougies par l’air froid de la nuit, elle ne me semble plus si infaillible que ça.
En revanche, pour une fois, elle est vraiment elle-même.
Je m’insurge aussitôt :
— N’importe quoi, comment veux-tu que j’en trouve autant ! C’est complètement débile !
Elle se redresse d’un seul coup et arrache le joint de ses lèvres peintes pour me dévisager, bouche bée.
— Je rêve ou tu viens de me traiter de débile ?
Sa voix pleine de venin me fait esquisser un mouvement de recul.
— M… Mais non ! C’est le pétard qui me donne le tournis. Comment veux-tu que je trouve dix points communs entre nous, comme ça, de but en blanc ? dis-je en claquant des doigts pour illustrer mon propos.
— Incroyable, vous êtes vraiment tous pareils… Vous vous imaginez qu’on peut m’acheter à coup d’alcool, de fumette ou de propositions déplacées. (J’évite de peu le joint qu’elle me balance à la figure et qui passe par la fenêtre côté conducteur pour aller s’écraser sur le bitume.) Un rencard sur le parking d’une église, en plus, la grande classe !
Sur ces mots, elle bondit hors de son siège et claque la portière derrière elle, si fort que le véhicule tangue. Dans ma panique, je m’extirpe de la voiture pour me lancer à sa poursuite à travers le parc de stationnement. Gretchen se dirige à longues enjambées, presque au pas de course, vers l’église Notre-Dame du Mont-Carmel. Mais, l’affolement aidant, je la rattrape en un rien de temps. Lorsque je l’agrippe par le bras, elle se dégage sur-le-champ et fait volte-face, le regard fou.
— Ne t’approche pas de moi !
Quand je cherche encore à l’empoigner, elle me repousse plus fort, une expression de pur dégoût sur le visage.
— Mais t’es complètement dingue ! Fous-moi la paix !
Aussitôt, je vois rouge. Ce mot, « dingue »… Toujours le même, qui me frappe en plein cœur à chaque fois. Il faut toujours que je récolte ce genre de réaction… Les autres me mettent à part, me montrent du doigt en riant. À chaque pas en avant que je fais, à chaque fois que je m’approche un peu plus de la normalité, un incident comme celui-là se produit et m’envoie valdinguer quatre pas en arrière.
Alors, tentés?