Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Premières lignes #40

Premières lignes.jpg

Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèqueLa liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
Le principe est de, chaque semaine, vous faire découvrir un livre en vous en livrant les premières lignes.
Pour ma part, j’ai décidé de vous faire découvrir mes coups de cœurs !

 

Cette semaine, je vous présente Un bel âge pour mourir de Barbara Abel dont vous pouvez lire ma chronique ICI.

 

Un bel âge pour mourir.jpg

Lundi 29 avril 2002

Le visage baigné de larmes, France se tient debout sur la terrasse, les mains cramponnées à la balustrade comme on s’agrippe à une bouée de sauvetage tandis que devant elle, le soleil se couche à l’horizon. Vu du quinzième étage, le spectacle qui s’étale sous ses yeux est de toute beauté, la ville couchée à ses pieds scintillant de mille points lumineux, encore faiblement éclairés par le sang des cieux projetant sur le paysage une sorte de traîne enflammée. Comme un avertissement.
Elle ne peut s’empêcher de fermer les yeux, peut-être pour ne plus être témoin de cet embrasement de couleurs et de lumières, sublime mariage qui évoque en elle la passion et le bonheur. Et ce mouvement de faiblesse accentue encore la rage qui la meurtrit tout entière. Depuis combien de temps n’a-t-elle plus pleuré ?
Elle se souvient vaguement de ce jour tragique où sa chienne, Clémence, s’est fait écraser par une fourgonnette postale, au milieu d’une petite route de campagne habituellement peu fréquentée. Le chauffeur n’avait cessé de clamer que l’animal s’était littéralement jeté sous ses roues, qu’il n’avait pas eu le temps de l’éviter, qu’il…
La haine qu’elle avait alors ressentie pour cet homme s’apparente étrangement à celle qu’elle éprouve aujourd’hui envers Paul. Afin de sécher les larmes de sa fille, le père de France avait exigé qu’on suspende le permis de conduire du facteur pour une période de trois mois. L’homme avait perdu son travail et France avait retrouvé le sourire. La fillette avait alors une dizaine d’années. C’était il y a plus de cinquante ans.
Lorsqu’elle rouvre les yeux, la tour Eiffel s’est illuminée comme par enchantement. Le ciel rougeoyant a déjà fait place à quelques rubans d’obscurité, laissant bientôt la nuit s’étendre sur la capitale. Les dents serrées, le visage dur, France tente vainement de ravaler ses larmes, effaçant d’une main vernie de rouge les traînées de mascara qui zèbrent ses joues fardées. Elle se hait déjà de se sentir si faible, si ébranlée par une situation qu’elle sait ne plus pouvoir maîtriser. Et ce visage larmoyant de peine, cette misérable défaillance qui trahit sa douleur, émotion abjecte entre toutes…
Le dépit la fait grimacer, affichant sur ses traits le rictus d’un ressentiment trop violent à expulser par quelques sanglots retenus. Phalanges blanchies autour de la balustrade, agrippées de toute sa rancœur comme si elle cherchait à l’en arracher du balcon, à la tordre entre ses doigts, à la réduire en poussière.
Elle aurait voulu pouvoir gémir, crier, hurler, trépigner, se traîner par terre en sanglotant, s’arracher les cheveux, se frapper le corps, se griffer le visage. L’intolérable impuissance qui la submerge inexorablement l’aveugle par-delà ses larmes, la mâchoire crispée jusqu’à s’en faire broyer les os, les dents, comme pour anéantir cette sensation inhumaine d’être à la merci de toute cette rage incontrôlable.
N’y a-t-il vraiment plus rien à faire ? France embrasse d’un regard torve le peuple de fourmis qui zigzague à ses pieds, là, tout en bas, grouillant dans les artères de la grande cité. Et pour la première fois de sa vie, elle désire de toutes ses forces n’être plus qu’un seul de ces points noirs, informes, anonymes, sans visage. Sans importance.
Pensée absurde. Inconcevable.
Cherchant désespérément à retrouver son calme, elle aspire une grande bouffée d’air, bloque sa respiration, puis expulse le contenu de ses poumons, longuement, maîtrisant chaque battement de cœur qu’elle sent vibrer dans ses tempes, dans sa gorge et dans son ventre. Là… Doucement. Reprendre le contrôle de la situation.
Rien n’est perdu. Il y a toujours une solution, même là où on ne l’attend pas. Par-delà le désordre de son esprit, elle revoit le visage neutre et impassible de son père qui, maintes fois confronté à des situations critiques, se plaisait à répéter avec un calme imperturbable : « Tout finit toujours par s’arranger. Même mal. »
Même mal.

 

Alors, tentés?

Écrire un commentaire

Optionnel