Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Premières lignes #127

Premières lignes.jpg

Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèqueLa liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
Le principe est de, chaque semaine, vous faire découvrir un livre en vous en livrant les premières lignes.

Cette semaine, je vous présente Nord et sud d'Elizabeth Gaskell

nord et sud.jpg

— Edith ! murmura Margaret, Edith !

Mais, ainsi que s’en doutait Margaret, Edith s’était endormie. Pelotonnée sur le sofa dans le petit salon de Harley Street, elle offrait un charmant spectacle avec sa robe de mousseline blanche et ses rubans bleus. Si Titania avait jamais été vêtue de mousseline blanche avec des rubans bleus et s’était endormie sur un sofa de damas rouge, on aurait pu confondre Edith avec elle. Margaret fut de nouveau frappée par la beauté de sa cousine. Elles avaient été élevées ensemble depuis l’enfance, et tout le monde, sauf Margaret, s’était extasié sur le joli visage d’Edith. Margaret n’y avait jamais prêté attention jusqu’à ces derniers jours, où la perspective de perdre bientôt sa compagne semblait rehausser toutes les qualités d’Edith et tous ses charmes. Elles avaient parlé de robes de mariage et de cérémonies nuptiales ; du capitaine Lennox et de ce qu’il avait raconté à Edith sur leur vie future à Corfou, où le régiment du capitaine était en garnison ; de la difficulté qu’il y avait à ce qu’un piano reste bien accordé (ce qui, pour Edith, semblait être l’un des plus redoutables soucis que la vie conjugale fût susceptible de lui réserver), et des robes dont elle aurait besoin pour les visites à rendre en Écosse aussitôt après son mariage. Mais le ton de la confidence s’était fait de plus en plus somnolent et après quelques minutes de silence, Margaret s’était aperçue, comme elle l’avait prévu, que malgré le brouhaha qui régnait dans la pièce voisine, Edith s’était blottie sur le canapé, telle une boule moelleuse de mousseline, rubans et boucles soyeuses, et s’était laissée aller à une paisible petite sieste.

Margaret s’apprêtait à faire part à sa cousine de certains projets ou rêves qu’elle caressait, concernant son existence future au presbytère de campagne de ses parents, où elle avait toujours passé d’heureuses vacances, bien que ces dix dernières années elle eût vécu pour ainsi dire chez elle dans la demeure de sa tante Shaw. Mais faute d’interlocutrice, elle fut obligée de réfléchir en silence au changement de sa vie, comme elle l’avait fait jusqu’alors. C’étaient des réflexions agréables, malgré le regret qu’elle éprouvait à se séparer pour une période indéfinie de sa douce tante et de sa chère cousine. Tandis qu’elle pensait au bonheur qu’elle aurait à remplir le poste important de fille unique au presbytère de Helstone, les propos échangés dans la pièce voisine arrivèrent par bribes à ses oreilles. Sa tante Shaw s’adressait à cinq ou six visiteuses qui avaient dîné là et dont les maris se trouvaient encore dans la salle à manger. C’étaient des familières de la maison, des voisines que Mrs Shaw appelait des amies, car elle déjeunait avec elles plus souvent qu’avec quiconque, et si Edith ou elle voulait leur demander quelque chose, ou vice versa, elles ne se faisaient pas scrupule de se rendre visite, même avant le déjeuner.

Ces dames et leurs époux avaient été invités en qualité d’amis à un repas d’adieu en l’honneur du prochain mariage d’Edith. Cette dernière avait soulevé quelques objections, car le capitaine Lennox devait arriver par le train tard dans la soirée ; mais bien qu’elle fût une enfant gâtée, elle était trop insouciante et indolente pour se montrer très opiniâtre, et elle avait cédé en découvrant que sa mère avait commandé à profusion les douceurs de la saison, dont l’efficacité était réputée souveraine contre les excès de chagrin des dîners d’adieu. Elle s’était contentée de s’adosser à sa chaise en mangeant du bout des lèvres, l’air grave et absent, tandis que tous, autour d’elle, appréciaient les bons mots de Mr Grey, le gentleman qui occupait invariablement le bout de la table aux déjeuners de Mrs Shaw, et qui avait prié Edith de les régaler de musique au salon. Mr Grey s’était montré particulièrement plaisant lors de ce dîner d’adieu, si bien que les messieurs étaient restés en bas plus longtemps qu’à l’ordinaire, ce qui, au demeurant, était une bonne chose, à en juger par les bribes de conversation qui parvenaient jusqu’à Margaret.

— J’ai trop souffert moi-même. Non que je n’aie été extrêmement heureuse avec le pauvre général, mon cher époux ; il n’en reste pas moins que la différence d’âge est un handicap ; un handicap contre lequel je tenais à prémunir Edith. Naturellement, sans aucune partialité maternelle, je pensais bien que cette chère enfant se marierait de bonne heure ; au reste, j’avais souvent dit que j’étais sûre qu’elle se marierait avant ses dix-neuf ans. J’ai eu un véritable pressentiment lorsque le capitaine Lennox...

Là, elle baissa la voix, mais Margaret n’eut aucun mal à suppléer les paroles qu’elle ne distinguait pas. Dans le cas d’Edith, l’amour véritable avait suivi son cours sans encombre. Mrs Shaw s’était abandonnée à son pressentiment, pour reprendre sa propre expression, et elle avait fortement poussé dans le sens du mariage, bien que cette alliance fût au-dessous des espoirs qu’entretenaient de nombreuses relations d’Edith pour une héritière aussi jeune et jolie qu’elle. Mais Mrs Shaw soutenait que sa fille unique devait faire un mariage d’amour, affirmation qu’elle soulignait d’un soupir appuyé, comme si l’amour n’était pas entré en ligne de compte dans son propre mariage avec le général. Mrs Shaw appréciait encore plus que sa fille l’aspect romanesque des fiançailles de celle-ci. Non qu’Edith ne fût véritablement amoureuse ; toutefois, elle eût sans doute préféré une belle demeure à Belgravia à tous les agréments pittoresques de la vie à Corfou telle que la décrivait le capitaine Lennox.

Les détails qui suscitaient l’enthousiasme de Margaret étaient précisément ceux devant lesquels Edith faisait mine de frissonner et de frémir, moitié pour le plaisir de voir son amoureux indulgent dissiper ses réticences à force de cajoleries, moitié parce qu’elle éprouvait une répugnance réelle à vivre en bohème ou dans l’improvisation. Cependant, si quelqu’un s’était présenté avec une belle maison, un beau domaine et un beau titre en sus, Edith se fût cramponnée malgré tout au capitaine Lennox le temps de la tentation ; ensuite, peut-être eût-elle ressenti quelques menus regrets de ce que le capitaine Lennox ne réunît pas en sa personne toutes les qualités désirables. En cela, elle était la digne fille de sa mère qui, après avoir épousé de son plein gré le général Shaw sans éprouver pour lui de sentiment plus ardent que du respect pour sa personne et son état, déplorait discrètement mais constamment la dureté d’un sort qui l’avait unie à un homme qu’elle ne pouvait aimer.

Puis Margaret entendit de nouveau sa tante :

— Je n’ai pas regardé à la dépense pour son trousseau. Elle aura tous les somptueux châles et foulards indiens que le général m’avait offerts mais que je ne porterai plus jamais.

— Elle a de la chance, répondit une autre voix, que Margaret reconnut : c’était celle de Mrs Gibson, une dame qui s’intéressait d’autant plus à la conversation qu’une de ses filles s’était mariée quelques semaines auparavant. Helen avait jeté son dévolu sur un châle indien, mais en vérité, lorsque j’ai découvert le prix extravagant qui en était demandé, je me suis vue contrainte de lui en refuser l’achat. Elle sera fort jalouse quand elle saura qu’Edith a des châles indiens. D’où viennent-ils ? De Delhi ? Avec ces ravissantes petites bordures ?

Margaret perçut à nouveau la voix de sa tante, mais cette fois, elle eut l’impression que celle-ci avait quitté sa méridienne pour aller jeter un coup d’œil dans le petit salon plongé dans une semi obscurité.

— Edith ! Edith ! cria-t-elle avant de se laisser retomber sur son siège, apparemment épuisée par cet effort.

Margaret entra dans le salon.

— Edith dort, ma tante. Que puis-je faire pour vous ?

En entendant cette nouvelle alarmante concernant Edith, toutes ces dames s’exclamèrent :

— La pauvre enfant ! et le petit bichon que Mrs Shaw tenait dans ses bras se mit à aboyer, comme s’il était sensible à leur accès de compassion.

— Tais-toi, Menue ! Vilaine ! Tu vas réveiller ta maîtresse. Je voulais seulement demander à Edith de dire à Newton de nous descendre les châles. Tu veux bien t’en charger, ma petite Margaret ?

 

Alors, tentés?

Écrire un commentaire

Optionnel