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Premières lignes #124

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Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèqueLa liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
Le principe est de, chaque semaine, vous faire découvrir un livre en vous en livrant les premières lignes.

Cette semaine, je vous présente Le ferry de Mats Strandberg

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Un peu moins d’une heure avant le départ. Elle a encore le temps de changer d’avis. Encore le temps de retraverser le terminal en tirant sa valise derrière elle, de longer de nouveau le quai, descendre dans le métro, retourner à la gare centrale de Stockholm et refaire le trajet en sens inverse pour rentrer chez elle à Enköping. Elle n’a qu’à oublier cette idée folle qui lui est passée par la tête. Et un jour peut-être rira-t-elle d’elle-même en se revoyant, la veille au soir, assise dans sa cuisine alors que les voix de la radio ne parvenaient pas à couvrir le tic-tac de l’horloge. Il faut dire qu’elle avait déjà bu trop de rioja et qu’elle avait son compte. Elle avait vidé un dernier verre malgré tout et décidé qu’il était temps de se prendre en main. Carpe diem. Cueillir le jour qui passe. Cueillir l’aventure.

Oui, peut-être un jour trouvera-t-elle tout cela très drôle, mais Marianne en doute. C’est difficile de rire de soi-même quand on n’a personne avec qui le faire.

Comment tout cela avait-il commencé, au fait ? Ah oui, elle avait vu une publicité à la télévision plus tôt dans la soirée – des gens bien habillés, ordinaires, si ce n’est qu’ils avaient l’air plus heureux –, mais c’est léger comme explication. Ça ne lui ressemble pas.

Elle avait réservé le billet dans la foulée, sans se laisser le temps de le regretter. Son état d’excitation était tel qu’elle n’avait pu trouver le sommeil, malgré le vin… Et cette sensation d’urgence avait perduré toute la matinée, alors qu’elle se teignait les cheveux, puis l’après-midi tandis qu’elle préparait sa valise, et sur tout le chemin jusqu’ici. Comme si l’aventure avait déjà commencé. Comme si elle pouvait se fuir elle-même en fuyant son quotidien.

Mais à présent elle se regarde dans le miroir, sa tête pèse des tonnes et le regret l’a quand même rattrapée, comme une seconde gueule de bois qui s’ajouterait à la première.

Marianne se penche en avant et essuie un peu de son mascara, qui a coulé. Dans les toilettes pour femmes du terminal du ferry, sous la lumière bleutée des néons, ses poches sous les yeux semblent démesurées. Elle recule, se passe les doigts dans ses cheveux à la coupe sage. Elle peut encore sentir le parfum de la teinture. Elle sort un rouge à lèvres de son sac à main et rectifie son maquillage d’un geste souple et familier, puis fait mine d’embrasser son reflet dans la glace. Lutte contre le nuage noir qui veut monter en elle et l’envahir, la dévorer tout entière.

Quelqu’un tire la chasse d’eau dans un box derrière elle et déverrouille la porte. Marianne se redresse, tire sur son corsage. Se ressaisir, il faut qu’elle se ressaisisse. Une jeune femme brune, vêtue d’un top sans manches d’un rose criard se dirige vers le lavabo près du sien. Marianne étudie la peau lisse de ses bras. Les muscles qui se devinent quand elle se lave les mains et va prendre une serviette en papier. Elle est trop maigre. Les traits de son visage sont si anguleux qu’ils en deviennent presque masculins. Mais Marianne suppose que beaucoup la trouveraient jolie. Sexy, en tout cas. Un petit diamant brille sur l’une de ses incisives. Il y a du strass rose sur les poches arrière de son jean. Marianne se surprend à l’observer sous toutes les coutures et détourne les yeux. Mais la fille sort et disparaît dans le terminal sans lui accorder un regard.

Marianne est invisible. A-t-elle vraiment un jour été aussi jeune elle-même ?

C’était il y a si longtemps. Une autre époque, une autre ville. Elle était alors mariée à un homme qui l’aimait de son mieux. Leurs enfants étaient petits et vivaient encore dans l’illusion que leur mère était une sorte de demi-déesse. Elle avait un travail qui la confortait chaque jour dans son statut. Et ses voisins étaient toujours heureux de lui offrir une tasse de café quand elle passait à l’improviste.

Dire qu’il y avait alors des jours où Marianne rêvait d’être seule. De bénéficier de quelques heures de solitude pour être enfin à l’écoute de ses pensées. Cela lui paraissait le comble du luxe.

Si c’est bien le cas, elle nage dans le luxe, ces temps-ci. En réalité, le luxe est tout ce qui lui reste.

 

Alors, tentés?

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