Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèque. La liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
Le principe est de, chaque semaine, vous faire découvrir un livre en vous en livrant les premières lignes.
Cette semaine, je vous présente le tome 1 de Le Dernier Magicien de Lisa Maxwell
Mars 1902 — Pont de Brooklyn
Debout sur le rebord du monde, le Magicien regarda une dernière fois la ville. Les clochers des églises jaillissant comme des dents acérées, les fenêtres des immeubles délabrés qui reflétaient le soleil levant... Il l’aimait, autrefois, cette ville. Dans le chaos de ses rues, on pouvait devenir ce que l’on voulait — il en était la preuve vivante. Mais en fin de compte, sa ville s’était révélée une prison: elle l’avait vu naître, elle l’avait vu grandir et, à présent, elle allait le voir mourir.
De si bon matin, le pont était désert, longue travée solitaire entre deux rives. Ses câbles vertigineux étaient éclairés par les douces lueurs de l’aube et le Magicien n’entendait que les vagues qui s’écrasaient contre les piliers et le craquement des planches sous ses pieds. Un instant, il se laissa aller à rêver qu’une foule était assemblée devant lui. Il pouvait presque voir les visages nerveux, les postures gênées des spectateurs attendant d’assister à sa toute dernière démonstration suicidaire. Il leva un bras pour saluer ce public invisible et, dans son esprit, celui-ci l’acclama avec ferveur. Il tâcha d’arborer son sourire de scène, celui qui n’était guère plus qu’un mensonge.
Mais les meilleurs magiciens sont avant tout de bons menteurs, et ce magicien-là n’était rien moins qu’exceptionnel.
Il baissa le bras ; le silence et le vide du pont l’enveloppèrent et la dure réalité le heurta de plein fouet. Si sa vie était une suite d’illusions, sa mort serait la plus grande d’entre elles. Car pour une fois, il n’y aurait pas d’imposture. Pour une fois, il n’y aurait que la vérité. Son ultime évasion.
Cette pensée le fit frissonner — à moins que ce ne fût le vent glacial qui transperçait le fin tissu de sa veste. D’ici quelques semaines, le froid aurait complètement disparu.
Il faisait le bon choix. Le printemps était une saison agréable mais l’été, entre la puanteur humide des rues, la chaleur oppressante qui régnait dans les appartements et la sueur qui perlait en permanence dans le dos... Cette façon qu’avait la ville de perdre un peu la tête dès que montaient les températures, voilà qui ne lui manquerait pas.
Mais bien sûr, c’était un autre mensonge. Un de plus, un de moins... Il laisserait le soin à d’autres de faire le tri.
Il pouvait encore partir, pensa-t-il alors dans un élan de désespoir. Il pouvait traverser le reste du pont, braver la Barrière. Peut-être atteindrait-il l’autre côté. Certains y parvenaient, après tout. Peut-être finirait-il comme sa mère — il ne méritait certainement pas mieux.
Il restait une petite chance qu’il survive, auquel cas il pourrait repartir de zéro. Il connaissait assez de tours: il avait déjà changé de vie et de nom par le passé, il pouvait recommencer. Ou essayer, tout du moins.
Non, il savait que cela ne fonctionnerait pas. Fuir n’était qu’une autre façon de mourir. Et l’Ordre, lui, n’était pas limité par la Barrière, il continuerait de le pourchasser. Un certain temps, en tout cas. Détruire le Livre ne suffirait pas. Quand l’Ordre le retrouverait — et ce n’était qu’une question de temps —, il ne le lâcherait plus jamais. L’Ordre se servirait de lui. Il serait exploité jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien du jeune homme qu’il était.
Il préférait s’en remettre à l’océan.
Il grimpa sur la rambarde et dut s’agripper à un câble pour garder l’équilibre contre les bourrasques violentes de ce mois de mars. Au loin, côté ville, il perçut le grondement des calèches mêlé de bribes de voix animées. L’heure n’était plus à l’hésitation.
Un seul pas, c’est tout. Combien de pas faisait-il chaque jour ? Pourtant, celui-ci...
Le bruit à l’entrée du pont se fit plus fort, plus proche, et il sut que le moment était venu. Si on le capturait, sa magie, ses illusions et ses mensonges ne lui seraient d’aucune aide. Alors, avant qu’on ne le repère, il lâcha le câble et fit le pas fatal pour emporter le Livre avec lui, là où l’Ordre ne pourrait pas les suivre.
La dernière chose qu’il entendit fut le hurlement de protestation du Livre. Ou peut-être était-ce le cri déchirant qui s’échappa de sa gorge lorsqu’il s’abandonna au vent.
Alors, tentés?