Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèque. La liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
Le principe est de, chaque semaine, vous faire découvrir un livre en vous en livrant les premières lignes.
Pour ma part, j’ai décidé de vous faire découvrir mes coups de cœurs !
Cette semaine, je vous présente Dry de Neal Shusterman.
Le robinet de la cuisine produit des bruits très étranges.
Il toussote et siffle comme un vieillard asthmatique. Il gargouille comme une personne qui se noie. Il crache une fois, puis se tait. Notre chien, Kingston, dresse les oreilles tout en se tenant à distance de l’évier de peur qu’il ne se ranime soudain. Malheureusement, ce n’est pas le cas.
Maman se tient plantée là, l’air étonnée, la gamelle de Kingston tendue sous le robinet. Elle le referme.
— Alyssa, va chercher ton père.
Depuis qu’il a entrepris de rénover notre cuisine tout seul, papa se prend pour un expert en plomberie. Et un électricien professionnel. « Pourquoi payer des entrepreneurs les yeux de la tête quand on peut le faire soi-même ? » nous rabâchait-il sans cesse. Jusqu’au jour où il a joint le geste à la parole. Depuis, nous croulons sous les problèmes d’électricité et de tuyauterie.
Papa est dans le garage, occupé à réparer sa voiture avec oncle Basil – qui vit plus ou moins avec nous depuis que sa plantation d’amandiers de Modesto a mis la clé sous la porte. En réalité, oncle Basil se prénomme Herb, mais un jour, mon frère et moi on s’est mis à le rebaptiser sous différents noms d’herbes aromatiques de notre jardin. Oncle Dill, comme l’aneth. Oncle Thym, ou encore oncle Chive, pour la ciboulette. Et même, à une époque que nos parents préféreraient oublier, oncle Cannabis. Pour finir, on a adopté oncle Basil, comme le basilic.
— Papa ! je crie dans le garage. Y a un souci dans la cuisine.
Mon père est allongé sous sa Toyota Camry. Seuls ses pieds dépassent. Ça me fait penser à ceux de la Méchante Sorcière de l’Ouest. Quant à oncle Basil, il est caché derrière un épais nuage de vapeur produit par sa cigarette électronique.
— Ça ne peut pas attendre ? rétorque mon père, sous la voiture.
Mon petit doigt me dit que non… Ça urge.
— Je pense que la situation est critique.
Il s’extirpe de dessous la carrosserie et, dans un profond soupir, se dirige vers la cuisine.
Maman s’est déplacée. Elle se tient maintenant sur le seuil du salon, immobile, la gamelle du chien dans la main gauche. Un frisson me parcourt, et je ne saurais dire pourquoi.
— Qu’est-ce qu’il y a de si important pour que tu me déranges en pleine séance de…
— Chut ! l’interrompt maman.
Ça lui arrive rarement de dire à papa de se taire. À Garrett et moi, oui, toute la journée. Mais mes parents ne font jamais ça entre eux. C’est une règle tacite.
Elle regarde la télé, où la présentatrice du journal télévisé évoque la « crise de l’eau ». C’est ainsi que les médias en parlent depuis que les gens en ont eu assez d’entendre rabâcher le mot « sécheresse ». Un peu comme le « réchauffement climatique » devenu le « changement climatique », et le terme « guerre » remplacé par le mot « conflit ». Maintenant, ils ont trouvé une nouvelle formule. Une nouvelle étape dans le drame qui touche nos ressources en eau. On parle désormais de « Tap-Out », pour faire référence à l’eau qui ne coule plus des robinets.
Oncle Basil émerge de son nuage de vapeur un instant.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— L’Arizona et le Nevada viennent de se retirer de l’accord sur l’approvisionnement en eau, lui apprend maman. Ils ont fermé tous les barrages sous prétexte qu’ils ont eux-mêmes besoin de l’eau.
Autrement dit, le fleuve Colorado n’atteindra plus la Californie.
Oncle Basil s’imprègne de la nouvelle.
— Ils ferment le fleuve comme s’il s’agissait d’un vulgaire robinet ! Ils ont le droit ?
Mon père hausse un sourcil.
— Ils viennent de le faire.
Alors, tentés?