Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèque. La liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
Le principe est de, chaque semaine, vous faire découvrir un livre en vous en livrant les premières lignes.
Pour ma part, j’ai décidé de vous faire découvrir mes coups de cœurs !
Cette semaine, je vous présente Le Dieu-Oiseau d'Aurélie Wellenstein.
Resté sur la plage, Faolan avait la tête pleine du grondement des vagues. Le vent sifflait contre ses oreilles, jouait dans ses cheveux noirs emmêlés. Sous ses pieds nus, le sable volcanique se dérobait en glissant, aspiré par le ressac, avant de rouler avec les algues et les coquillages dans l’écume. Le fracas des rouleaux dominait tout, même le piaillement des mouettes. À sentir l’électricité flotter dans l’air, un gros orage se préparait.
Faolan ne quittait pas Torok des yeux. Sans s’en rendre compte, il avait calqué son souffle sur la respiration profonde et rauque de la mer.
Torok s’était élancé un instant plus tôt et déjà, sa silhouette s’amenuisait, devenait toute petite et blanche dans ce déchaînement liquide. Une seconde, il disparut dans le creux d’une vague, avant de remonter le flanc de la suivante en un crawl énergique.
Si seulement les profondeurs pouvaient t’aspirer, songea Faolan avec rancœur.
L’eau froide lui mordit les chevilles. Le jeune esclave recula avec un frisson. Il était vêtu trop légèrement ; la chair de poule hérissait sa peau. Le vent qui gonflait les pans de sa tunique sans manches dévoilait par moments son ventre creusé par la famine, ainsi que les boursouflures rosées d’anciennes cicatrices sur ses reins.
Tout en surveillant la lutte de Torok contre les vagues, Faolan se mit à marcher le long de la grève. Leurs montures, deux grands bouquetins laissés libres au pied de la falaise, le regardaient avec curiosité. Ils avaient pourtant l’habitude : quand Torok allait nager, Faolan en profitait pour s’exercer à la course. Il n’allait jamais loin, car il fallait qu’il soit à son poste dès l’instant où Torok ferait mine de rejoindre la plage, mais le peu de distance qu’il couvrait était déjà une victoire en soi.
Le jeune homme partit à petites foulées sur le sable noir. Malgré les mauvais traitements, son corps soutenait l’effort. Il était certes maigre, mais de grande taille et ses enjambées avalaient l’espace.
Il parcourut cent mètres dans un sens, jeta un œil vers la mer pour vérifier que Torok était toujours occupé, et pivota pour revenir en courant sur ses pas.
Dans ces moments, loin de son maître, le garçon pouvait presque s’imaginer libre. Il n’avait pas toujours été esclave. Dix ans auparavant, il n’était encore qu’un enfant, avec une sœur, un père, une mère. Une famille et un clan.
N’y pense pas !
Penser à ces années était trop dur. Pire, c’était dangereux. Il faisait donc comme s’il était né lors du banquet, alors que les hommes mangeaient d’autres hommes, et que le jeune Torok, onze ans à cette époque, l’avait pointé du doigt en disant : « Je veux celui-là, avec ses yeux bizarres. »
Oui, alors qu’on violait sa mère et sa petite sœur, alors qu’on dévorait son père, Faolan avait eu la vie sauve parce qu’il avait les yeux bleus – cadeau des étrangers qui s’étaient échoués sur le rivage, des siècles plus tôt.
Avec les ans, Torok aurait pu se lasser de lui – il se lassait de tout très vite – mais Faolan, adolescent puis adulte avait continué de le fasciner : sa silhouette presque féline, souple et élancée comme celle d’un danseur, ses cheveux noirs en bataille, son nez cassé – par Torok, bien entendu. En grandissant, il était devenu l’ombre de son maître, le reflet noir du soleil dévorant qu’était le jeune chef de clan. Et Torok s’était entiché de lui de la pire des façons, raffolant des souffrances et des supplications de son esclave, des blessures qu’il lui infligeait, des cicatrices qu’il laissait, et plus terrible encore : des ténèbres qu’il créait dans le cœur de sa victime.
Faolan n’était pas mort le jour du banquet, mais c’était tout comme…
La respiration du garçon se raccourcit. S’il ne se calmait pas, il allait perdre le souffle et son entraînement, déjà médiocre, ne servirait à rien. Les sélectifs se déroulaient dans moins d’une semaine. Dans quelques jours, comme tous les habitants de l’île, du plus riche au plus humble, Faolan pourrait participer aux épreuves qualificatives désignant le champion de chaque clan. S’il échouait et que Torok gagnait, il périrait, sacrifié, le cœur arraché par son maître ; mais s’il réussissait, il représenterait le clan lors de la Quête de l’homme-oiseau.
Alors, tentés?