Premières lignes est un rendez-vous livresque mis en place par Aurélia du blog Ma lecturothèque. La liste des participants est répertoriée sur son blog (Si ce n’est que son rdv est le dimanche et que je mettrai le mien en ligne chaque samedi).
Le principe est de, chaque semaine, vous faire découvrir un livre en vous en livrant les premières lignes.
Pour ma part, j’ai décidé de vous faire découvrir mes coups de cœurs !
Cette semaine, je vous présente Victoria de Daisy Goodwin
Un rai de la lumière de l’aube tombait sur la fissure, au coin du plafond. La veille, la lézarde dessinait comme une paire de lunettes ; mais au cours de la nuit, une araignée avait brodé sa toile sur la craquelure, comblant les interstices. À présent, songea-t-elle, on aurait dit une couronne. Pas celle de son oncle, à l’air si lourde et si inconfortable, mais une couronne de reine – délicatement ajourée, mais robuste. Après tout, elle avait une tête minuscule, comme maman, et sir John ne manquait jamais de le lui faire remarquer ; le moment venu – et à présent, il n’y avait plus de doute que ce moment viendrait –, il lui faudrait une couronne à sa taille.
Un ronflement s’éleva en provenance du grand lit.
— Nein, nein, geignit sa mère, luttant contre ses démons dans son sommeil.
Le moment venu, songea la jeune fille, elle insisterait pour disposer de sa propre chambre. Maman pleurerait, bien entendu ; elle affirmerait qu’elle ne faisait qu’essayer de protéger sa précieuse Drina. Toutefois, celle-ci resterait ferme. Elle s’imaginait déjà en train de déclarer : « Je suis la reine, et la cavalerie de la garde royale est là pour ma protection, maman. Je pense être en sécurité dans ma chambre. »
Elle deviendrait reine un jour : elle le savait, à présent. Le roi son oncle était âgé et en mauvaise santé ; et à l’évidence, il était trop tard pour que sa femme, la reine Adélaïde, conçoive un héritier. Pourtant, Victoria – comme elle se plaisait à se prénommer, bien que sa mère et tous les autres l’appellent Alexandrina ou pire encore, Drina, un surnom qu’elle trouvait plus humiliant qu’attachant – ne savait pas quand ce moment surviendrait. Si le roi venait à mourir avant qu’elle ait atteint sa majorité, d’ici à deux ans, il était fort probable que sa mère, la duchesse de Kent, soit nommée régente. Sir John Conroy, son bon ami, gouvernerait à ses côtés. Victoria contempla le plafond. Conroy ressemblait à cette araignée : il avait tissé sa toile partout dans le palais. Sa mère s’était aussitôt laissé prendre, mais la jeune fille se jura que l’heure venue, elle-même ne se laisserait pas piéger.
Elle frissonna malgré la douceur de ce matin de juin. Chaque semaine, à l’église, elle priait pour la santé de son oncle le roi. Mentalement, elle ajoutait systématiquement une infime requête au Seigneur Tout-Puissant : s’il décidait de reprendre Sa Majesté le roi Guillaume IV en son sein, pouvait-il patienter jusqu’à son dix-huitième anniversaire ?
Victoria ne savait pas clairement ce que signifiait être reine. Elle avait suivi les leçons d’histoire de sa gouvernante Lehzen, ainsi que les exposés du doyen de Westminster sur la constitution, mais personne ne parvenait à lui expliquer ce à quoi une reine employait ses journées. Son oncle le roi semblait passer le plus clair de son temps à priser du tabac et à se plaindre de ce qu’il appelait les « foutus whigs ». Victoria ne l’avait vu avec sa couronne qu’une fois ; et c’était seulement parce qu’elle lui avait demandé de la mettre. Il lui avait expliqué qu’il la portait pour ouvrir les séances au Parlement et lui avait demandé si elle aimerait l’y accompagner. Victoria avait répondu que ça lui plairait beaucoup ; mais sa mère avait décrété qu’elle était trop jeune. Plus tard, Victoria avait entendu maman en discuter avec sir John ; elle regardait un album d’aquarelles derrière le canapé et ils n’avaient pas remarqué sa présence.
— Comme si j’allais permettre qu’on voie Drina en public en compagnie de cet affreux vieux gâteux ! s’était exclamée sa mère avec mauvaise humeur.
— Plus vite il se soûlera à mort, mieux ce sera, avait affirmé sir John. Ce pays a besoin d’un monarque, pas d’un bouffon.
La duchesse avait poussé un soupir.
— Pauvre petite Drina ! Elle est si jeune pour endosser une telle responsabilité.
Sir John avait posé la main sur le bras de la duchesse en déclarant :
— Mais elle ne régnera pas seule. Vous et moi, nous nous assurerons qu’elle ne fasse rien de stupide. Elle sera entre de bonnes mains.
Sa mère avait minaudé, comme toujours dès que sir John l’effleurait :
— Ma pauvre petite orpheline de père. Quelle chance elle a de vous avoir, vous, un homme qui la soutiendra en toute occasion.
Victoria entendit des pas dans le couloir. D’habitude, elle devait rester au lit jusqu’au réveil de sa mère ; mais ce jour-là, elles se rendaient à Ramsgate pour respirer l’air marin et elles devaient partir à 9 heures. La jeune fille avait tellement hâte de s’en aller ! À Ramsgate, au moins, elle pourrait regarder par la fenêtre et apercevoir de véritables gens. Là, à Kensington, elle ne croisait jamais personne. La plupart des jeunes filles de son âge avaient fait leur début en société, à présent ; mais sa mère et sir John affirmaient qu’il était trop risqué pour elle de se trouver en contact avec des personnes de son âge.
Alors, tentés?